Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/362

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prud’homme, qui s’enfle en matamore, a semblé grotesque. Mais comme ses prétentions ont abouti en somme au meurtre de milliers et de milliers d’êtres humains, au fond, il n’y a pas à rire. Paris, si l’on y réfléchit, vaut Wagram ou Friedland, on a ramassé autant de morts sur le champ du carnage. Le petit épicier a donc su faire grand dans la boucherie et il a le droit de se poser en Tamerlan devant tant et tant de cadavres amoncelés. C’est que, à défaut d’une intelligence compréhensive et vaste, que le sort lui avait refusée, il possédait du moins un esprit ferme et lucide qui l’avertissait que c’est avec des baïonnettes, non pas avec des phrases que l’on arrête une révolution, quand elle peut être arrêtée. Que ce soit son génie militaire qui ait pris Paris, ou la trahison qui le lui ait livré, ou bien encore l’impéritie de la Commune, là n’est pas la question. Ce qui est certain, c’est que c’est lui qui refit l’armée, qui reforgea, affila l’outil et qui, par conséquent, a mis une fois de plus la force au service de la réaction, et une fois de plus lui a donné la victoire.

Cette armée, nous l’avons rencontrée à la tombée du jour, le 18 mars, battant en retraite au commandement même de Thiers, soucieux d’abord de l’éloigner de la fournaise où elle fond à vue d’œil, où deux de ses régiments, quelques heures auparavant, à Montmartre, se sont déjà volatilisés. L’ordre du départ l’a brusquement surprise à la minute psychologique, où sans doute, elle allait irrémédiablement défaillir, se dissoudre, passer à l’insurrection.

Machinalement, elle a obéi et elle s’écoule dans la nuit sur Versailles ; mais sa marche est rétive, son allure ambiguë et oscillante ; elle avance, mais elle pourrait aussi bien reculer, retourner sur ses pas, après avoir réglé le compte de ses chefs, comme l’ont fait l’après-midi ceux du 88e au général Lecomte. Thiers, posté sur la route près de Sèvres, regarde défiler bataillons et escadrons. À ses yeux scrutateurs, à son oreille attentive parlent les signes extérieurs qui révèlent l’état d’âme de cette multitude qui chemine : les rangs lâches, les files flottantes, le pas traînant, l’incessant murmure où gronde la révolte latente. Mieux que personne, il perçoit en ce désarroi le naufrage de la discipline et que tous ces hommes ne marchent que par un restant d’habitude, que n’étaient les gendarmes qui les encadrent et qui les poussent, ils se débanderaient, jetteraient leurs fusils ou les tourneraient contre leurs officiers, contre lui.

Cette armée, nous la retrouvons méconnaissable, radicalement transformée moins de deux semaines après. Solide, liée dans tous ses éléments, soumise et souple aux mains du commandement, elle redevient chaque jour un peu plus l’armée d’antan, celle qui vainquit à Transnonain et aux barricade de Juin, celle que l’Empire tint en laisse dix-huit ans contre la liberté et contre le peuple. « Une des plus belles armées… », Thiers exagère même de son point de vue, apparemment pour redonner un peu de cœur au ventre à la bourgeoisie affolée, mais il ne se trompe pas quand il juge que la machine à tuer est dès lors très convenablement réparée et huilée et qu’il est permis d’en espérer un fonctionnement déjà satisfaisant.