Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/487

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passe, mais la constatation reste. Elle révèle de quel côté, en quel camp se trouvait la foi agissante et vivante, celle qui conquerra le monde.

Le voudrait-on que l’on ne saurait raconter la noble fin de chacune de ces nobles victimes, trente mille, plus peut-être. De la plupart, en effet, rien ne subsiste, fût-ce le nom, le meurtrier ayant poussé le dédain jusqu’à négliger d’identifier les cadavres. Pour l’une d’elles cependant qui lui parut de choix, le vainqueur s’est montré plus loquace. Racontons donc aussi ; le récit vaudra pour toutes. Et aussi bien, c’est de Varlin qu’il s’agit, c’est-à-dire de l’homme qui personnifia le plus fidèlement peut-être tout ce que la classe ouvrière, dont il sortait, eut en ces temps de ferme, de sain et de généreux.

Eugène Varlin avait jusqu’à la dernière minute combattu aux barricades. Le dimanche, à midi, il faisait le coup de feu encore rue Fontaine-au-Roi. À 4 heures, place Cadet, comme il était assis à la terrasse d’un café, il fut reconnu par un prêtre en civil qui le désigna à un lieutenant qui passait, Sicre, du 67e d’infanterie. Sicre se saisit du coupable et, avec quelques bourgeois de bonne volonté, lui lia les mains derrière le dos, puis l’achemina vers Montmartre. Ici nous laissons la parole à un journal royaliste, le Tricolore, que l’on ne suspectera pas et dont le récit fut de tous points confirmé et au delà au cours du procès subséquent qui se déroula à Versailles.

« La foule grossissait de plus en plus et l’on arriva avec beaucoup de peine au bas des Buttes-Montmartre, où le prisonnier fut conduit devant un général dont nous n’avons pu retenir le nom (c’était Laveaucoupet). Alors l’officier de service chargé de cette triste mission s’avança et causa quelques instants avec le général qui lui répondit d’une voix basse et grave : « Là, derrière ce mur. »

« Nous n’avions entendu que ces quatre mots, et quoique nous doutant de leur signification, nous avons voulu voir jusqu’au bout la fin d’un des acteurs de cet affreux drame que nous avons vu se dérouler devant nos yeux depuis plus de deux mois ; mais la vindicte publique en avait décidé autrement. Arrivé à l’endroit désigné, une voix dont nous n’avons pu reconnaître l’auteur et qui fut immédiatement suivie de beaucoup d’autres, se mit à crier : « Il faut le promener encore ; il est trop tôt ». Une voix seule alors ajoute : « Il faut que la justice soit faite rue des Rosiers, où ces misérables ont assassiné les généraux Clément Thomas et Lecointe. » Le triste cortège alors se remit en marche, suivi par près de deux mille personnes, dont la moitié appartenait à la population de Montmartre.

« Arrivé rue des Rosiers, l’état-major, ayant son quartier général dans cette rue, s’opposa à l’exécution. Il fallut donc, toujours suivi de cette foule augmentant à chaque pas, reprendre le chemin des Buttes-Montmartre. C’était de plus en plus funèbre, car, malgré tous les crimes que cet homme avait pu commettre, il marchait avec tant de fermeté, sachant le sort qui l’attendait depuis plus d’une heure, que l’on arrivait à souffrir d’une aussi longue agonie. Enfin, le voilà arrivé. On l’adosse au mur et, pendant que l’officier faisait ranger ses