Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/509

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

n’était pas prête pour cette œuvre colossale. La conscience claire n’en était pas en elle. Surtout elle ne possédait pas, fût-ce en germe, les institutions destinées à remplacer les institutions de l’ordre capitaliste et à assurer et régler dans un monde renouvelé le procès de la production et de l’échange, ses institutions propres corporatives et coopératives dont l’apparition et le développement doivent précéder et non suivre l’affranchissement prolétaire, car ces institutions, éléments constitutifs de la société de demain, sont dès à présent, en puissance, toute cette société et sont donc par avance la Révolution elle-même.

Ainsi, à la supposer même — hypothèse absurde — momentanément victorieuse, la Commune aurait pu démocratiser les institutions politiques existantes, frayer à la classe ouvrière sa voie, lui faciliter sa marche, en l’allégeant de quelques-unes des entraves qu’elle traîne au pied comme autant de boulets. Rien de plus apparemment, et du point de vue strictement prolétaire et socialiste, sa victoire, comme on l’a dit, n’aurait été sans doute qu’une autre forme de sa défaite.

La défaite alors a mieux valu peut-être. Par la répression féroce qui a suivi, elle a conféré à une insurrection qui sinon aurait pu rester quelconque une grandeur tragique. Elle a creusé entre dirigeants et dirigés, exploiteurs et exploités, expropriateurs et expropriés, un abîme sur lequel nul pont n’a pu être depuis jeté et ne sera jeté. Du coup, l’ère des transactions et des compromis s’est trouvée close. La légende enfantine d’une classe bourgeoise sœur aînée de la classe ouvrière et lui tendant la main, pour la hausser à son niveau, a cessé d’avoir cours. Il est apparu clairement aux vaincus et à leurs héritiers, inscrit non plus en caractères d’imprimerie sur une feuille de papier, mais en caractères de sang sur le champ du carnage, que l’émancipation des prolétaires ne pouvait être que l’œuvre des prolétaires eux-mêmes ; et un mouvement socialiste et ouvrier autonome est né, en tous les pays de civilisation capitaliste, qui tend à se séparer de plus en plus de tous les partis de la bourgeoisie pour la réalisation de ses fins propres et la refonte absolue et totale d’une société condamnée jusque dans ses assises.

Louis Dubreuilh