Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/74

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l’autre, la question d’Orient et celle d’Italie : nous n’aurons pas trop de toutes nos forces réunies pour être victorieux sur le Rhin ; la campagne de 1866 a surabondamment démontré les dangers d’une lutte engagée des deux côtés des Alpes. »

Cet avertissement redoutable et lumineux devait être inutile. Ce que M. Benedetti conseillait à l’empereur c’est-à-dire une politique nette, c’est précisément ce que celui-ci ne pouvait former. En vain l’ambassadeur signifiait-il à son gouvernement que s’il n’abandonnait pas toute arrière-pensée de résistance à l’unité allemande en mouvement et s’il ne rassurait pas pleinement l’Allemagne, c’est tout un grand peuple passionné et déchaîné qu’il aurait à combattre : l’Empire, après les déplorables tentatives sur la Belgique et le Luxembourg, pouvait bien renoncer à d’immédiates compensations et à de sordides conquêtes. Il n’avait pas assez de force morale pour accepter définitivement la grandeur de l’Allemagne unie. Quand M. Rouher disait : « Qu’importe que la France ne grandisse pas en étendue, si elle grandit en hauteur » ; c’était une parole vide, car la France ne pouvait grandir en hauteur que par la liberté, par la démocratie montante et hardie ; et c’est à une contrefaçon ignominieuse de souveraineté qu’elle était condamnée par le régime impérial. L’Empire attendait donc avec une sourde rancune ; il guettait les événements, et il y avait pour lui une sorte d’impossibilité physique à prononcer les paroles décisives dont l’accent dissipe les défiances et prévient les malentendus.

Il était difficile aux opposants, aux libéraux et aux républicains de mettre de la sincérité dans l’équivoque impériale et de la lumière dans le chaos. Le plus illustre chef de l’opposition parlementaire et libérale, M. Thiers, était le plus étrange amalgame de bon sens et de préjugés. Il démêlait avec une admirable clairvoyance les faiblesses, les contradictions, les duplicités de la politique extérieure de l’Empire. Il lui avait prédit qu’en secondant l’unité italienne, il préparait et encourageait l’unité allemande. Comment, après avoir reconnu le droit de l’Italie unie, pourrait-il contester le droit de l’Allemagne unie ? Comment, après avoir aidé la monarchie de Savoie à unifier l’Italie, ferait-il obstacle à la monarchie des Hohenzollern unifiant l’Allemagne ? et si l’Empire, avec une audacieuse et généreuse conséquence, avait accepté l’unité allemande comme l’unité italienne, s’il avait compris et proclamé qu’il pouvait y avoir en Europe une Allemagne et une Italie comme il y avait une France, l’objection de M. Thiers n’eût point porté. Mais comme l’Empire, coopérant à l’unité italienne, non sans restriction d’ailleurs, n’osait pas avouer et accepter l’unité allemande, il était voué à la plus triste incohérence.

Il était voué aussi à la duplicité et au mensonge, car il avait trop proclamé le principe des nationalités ; il avait créé bien mieux, au profil de l’Italie, un précédent trop éclatant d’unité nationale pour pouvoir, sans scandale et reniement de soi-même, s’opposer ouvertement à l’unité allemande. Il était donc