Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/76

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avoir une politique loyale et suivie, M. Rouher aurait dû dire : Oui, l’unité allemande ajoute à la force de l’Allemagne, et si cette unité s’achève, si la Confédération du Nord enveloppe les États du Sud, c’est avec une puissance d’action toute nouvelle que la France et l’Europe auront à compter, mais nous n’avions pas le droit d’empêcher cette formation d’un peuple et nous reconnaissons si pleinement, si sincèrement le droit de la nation allemande, qu’elle n’aura aucune raison de se défier de nous, aucun prétexte à nous attaquer ; et si, enivrée par l’ambition et le succès elle nous attaque sans motif, si elle méconnaît et viole en nous cette liberté des nations que nous avons reconnue généreusement pour l’Allemagne, comme pour l’Italie, nous défendrons notre indépendance et notre intégrité avec la double force de l’énergie nationale et du droit européen. Mais M. Rouher ne pouvait pas parler ainsi au nom de l’Empire, et il plaidait cette thèse absurde que Sadowa avait affaibli l’Allemagne. M. Thiers faisait aisément justice de cette invention misérable. Et enfin, lorsque M. Rouher avait l’audace et le cynisme, pour justifier l’application d’ailleurs incomplète et fausse de la politique des nationalités et proclamer que l’Empire agissait partout, en Europe comme en France, selon son principe qui était la souveraineté nationale et le suffrage universel, M. Thiers avait le droit de s’indigner avec les libéraux, avec les républicains, avec les révoltés et les proscrits du 2 décembre, contre cette apologie insolente de la plus triste parodie et de la plus odieuse contrefaçon.

Mais, lui-même, M. Thiers, dans la période qui suivit Sadowa, quelle politique conseillait-il à la France ? Théoriquement, sa pensée était contradictoire et intenable. Il se disait le fils de la Révolution française et il l’était, en effet, malgré l’étroitesse de ses préjugés bourgeois, malgré ses défaillances, ses fautes de 1848. Il ne reconnaissait aucun des dogmes sur lesquels reposait l’ancien Régime, ni la légitimité et le droit divin de la Monarchie, ni les prétentions dominatrices de l’Église. Il pensait que le pouvoir procède de la volonté des hommes et doit être contrôlé par eux. La Monarchie n’était pour lui qu’une combinaison toute humaine qui n’a d’autres titres, d’autre légitimité que de concilier le libre développement des peuples avec l’ordre public et avec la stabilité de l’État. Il avait peu de goût pour le suffrage universel et c’est dans la bourgeoisie moyenne et libérale qu’il voyait le meilleur interprète de la volonté des droits et des intérêts de tous, mais il se résignait à la démocratie comme à un fait inévitable, persuadé d’ailleurs qu’il aurait la double force du bon sens et de l’État et qu’il l’obligerait à respecter la propriété, puissance économique de la classe bourgeoise. Il voulait, avant tout, un régime de discussion, de contrôle, de publicité et, par là, il était dans le sens de la Révolution française. Il admirait, d’ailleurs, par chauvinisme autant que par libéralisme, le prodigieux soulèvement volcanique qui, à l’époque révolutionnaire, avait couvert l’Europe d’une lave enflammée de liberté.

Et lorsqu’en 1840 il avait provoqué contre la France par ses imprudentes