Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/83

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une même langue et aussi les peuples d’Allemagne, la France va-t-elle revendiquer la Belgique, ou du moins la portion de la Belgique qui parle français, et abandonner l’Alsace, si française de cœur pourtant, mais qui parle la langue allemande ? La Prusse va-t-elle réclamer et saisir la Hollande qui parle un dialecte germanique ? La Suisse, formée d’éléments français, germains, italiens, va-t-elle se décomposer ? Et si c’est l’Autriche qui, en vertu de l’affinité de la langue et de la race, veut incorporer les États de l’Allemagne du Sud, plus voisins d’elle par les mœurs et la religion qu’ils ne le sont de la Prusse, la Prusse aura-t-elle, en effet, quelque chose à objecter ? Et se résignera-t-elle, par respect pour le principe des nationalités ? Mais pourquoi donc ne se tourne-t-elle pas vers la Russie pour lui demander les provinces baltiques où l’élément de race allemande est si fort ? Et pourquoi ne livrerait-on pas à la Russie elle-même les millions de Slaves qui vivent maintenant ou dans l’État autrichien ou sous la loi des Turcs ? Ainsi, par l’impossibilité où est l’Europe de déterminer avec une exactitude absolue la limite, le droit de chaque nationalité, l’effort des peuples italiens et des peuples allemands vers l’unité de la vie nationale n’est plus que chimère et absurdité. C’est bien, comme je l’ai dit, l’argutie de la casuistique grecque.

Par malheur pour la thèse de M. Thiers, le problème n’était point posé en droit abstrait, mais en fait ; oui certes, il serait absurde de bouleverser l’Europe par des évaluations ethniques. Des différences d’origine et de langue ne suffisent pas à rompre la communauté d’un État, quand cette communauté est fondée sur le libre et joyeux consentement des hommes, et l’affinité, l’identité de langue et de race ne suffisent pas à créer, à légitimer l’unité de l’État quand les cœurs sont divisés et quand les volontés sont divergentes. L’Alsace a-t-elle demandé à être unie à l’Allemagne ? La Belgique demande-t-elle à être unie à la France ? La Hollande a-t-elle exprimé le vœu d’entrer dans la Confédération germanique ? Mais il y a dans tous les États de l’Italie des hommes qui ont conscience, malgré toutes les bigarrures, et toutes les contrariétés, de l’unité essentielle du peuple italien.

Il y a, dans tous les États de l’Allemagne, des hommes qui reconnaissent, qui appellent l’unité du peuple allemand. Il n’y a pas seulement entre ces hommes communauté ethnique ou linguistique, mais communauté de tendance, de pensée, de vouloir. Ce n’est pas une ferveur passagère d’unité, un enthousiasme factice. Dante et Machiavel ont précédé et annoncé Cavour ; toute la pensée, toute la grande action allemande : Luther, Frédéric II, Herder, Fichte, les patriotes de 1813, le Parlement de Francfort de 1848, tout a annoncé, préparé, appelé, d’un accent douloureux et souvent brisé, l’unité allemande.

La Prusse n’aboutit, elle ne se substitue à l’Autriche dans l’organisation de cette unité, que parce que l’Autriche est une puissance mélangée qui n’est pas purement allemande et qui induirait l’Allemagne en des combinaisons où l’intérêt de l’Allemagne ne dominerait pas.