Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/92

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Cette vérité, M. Thiers l’avoue lui-même quand il déclare que s’il ne veut pas la guerre c’est parce qu’au lieu d’empêcher les événements, elle les précipiterait. Qu’est-ce à dire ? C’est donc que si la France sommait la Prusse d’abandonner tout dessein d’union avec les États du Sud et intervenait par la force pour interdire ce groupement, les États du Sud entreraient aussitôt dans la Confédération du Nord ? Mais d’où viendrait cette susceptibilité s’ils considèrent en effet la Prusse comme l’ennemi qui menace leur indépendance ? M. Thiers reconnaît la force du sentiment national allemand au moment même où il décrète au nom de la France que cette pensée nationale ne s’accomplira point. Et si, en 1867, il est impossible à la France d’adresser à la Prusse un ultimatum contre l’unité sans soulever toute l’Allemagne et sans créer d’emblée cette unité qu’on redoute, cela sera vrai et le lendemain et toujours. Ce n’est pas seulement en 1867 que la guerre est, selon le mot de M. Thiers, une folie : c’est dans les années qui suivent, c’est toujours, et le grand effort de sagesse de M. Thiers c’est de rendre inéluctable une guerre qu’il déclare folle. Ou bien pouvait-il croire sérieusement qu’il suffirait à la France de parler haut et fort pour que, à jamais, éternellement, la Prusse renonçait à son ambition et l’Allemagne à son unité ?

L’illusion serait si étrange et l’aveuglement si prodigieux, que je me demande parfois si les propos de modération et de paix de M. Thiers n’étaient pas une feinte, un moyen de gagner du temps, de ménager à la France, pour l’inévitable conflit, des chances plus heureuses. Les dernières paroles qu’il prononça le 14 mars, n’attestent pas une confiance très nette en l’avenir ; elles n’ouvrent pas de longues perspectives de paix… « peut-être pourra-t-on procurer (je dis peut-être, mais pour moi c’est certain), peut-être pourra-t-on procurer à la France et à l’Europe quelques jours de repos, de prospérité, de tranquillité d’esprit, ce dont l’Europe a tant besoin aujourd’hui, et ce dont elle manque absolument ».

Quelques jours de repos, une accalmie entre deux orages, une trêve de quelques années entre Sadowa et la mystérieuse rencontre où le destin de l’Europe se jouerait une fois de plus. Mais quel avenir pour la France ? Engager toute sa force, toute sa pensée, toute sa vie à empêcher cette nécessaire unité allemande préparée et attendue depuis si longtemps par les plus nobles esprits, par les consciences les plus ardentes de tout un grand peuple gémissant et écrasé.

Cette triste trêve, cette paix précaire et pleine de pensées mauvaises, M. Thiers va-t-il du moins l’utiliser à mieux préparer la France en vue du conflit formidable qui peut être retardé, qui ne peut pas être éludé ? Oui, elle pourra user de ce délai pour réparer les brèches que l’expédition du Mexique a faites à sa force militaire, pour réorganiser et accroître celle-ci, soit selon le plan ancien et préféré de M. Thiers, des armées à effectif limité et à long service, soit selon le type moderne des armées prussiennes.