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Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/98

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la Prusse à prendre position comme la France. M. Thiers distinguait deux catégories parmi les patriotes italiens, parmi les partisans de l’unité : les fous et les habiles ; les fous, qui voulaient précipiter le mouvement et s’emparer révolutionnairement de Rome, sans souci des engagements pris avec la France ; les habiles, qui voulaient préparer l’avenir et arriver au même but par des chemins plus longs. Si les fous l’emportent c’est la guerre, M. Thiers l’a proclamé. Et ce ne sera plus, comme naguère à Mentana, la rencontre de troupes françaises et de quelques bandes garibaldiennes officiellement désavouées par l’Italie, ce sera le choc de la France et de l’unité italienne réellement accomplie. Or, dans ce cas, la Prusse, de l’aveu de M. Thiers, ne peut plus s’abstenir, comme elle l’a fait pour Mentana. Elle ne peut pas laisser écraser son alliée de Sadowa et livrer l’unité italienne à la France qui, le lendemain, avec un prestige accru, menacerait l’unité allemande. C’est donc, M. Thiers le reconnaît, la guerre certaine avec la Prusse et l’Allemagne comme avec l’Italie. Mais si la politique des habiles prévaut, ce sera encore la guerre. C’est la menace permanente et la certitude prochaine d’une coalition de la Prusse et de l’Italie contre la France : « Les habiles, et ils sont vraiment habiles cette fois, proposent autre chose. Il faut, disent-ils, dévorer l’affront qu’on nous fait (ils appellent affront cette simple réserve que vous venez de poser en faveur du Pape) ; dévorons-le, mais au lieu de désarmer, armons… Il faut attendre, pensent-ils, et plus tard se produiront des circonstances qui nous permettront de trouver des alliés pour acquérir Rome comme nous en avons trouvé pour acquérir la Vénétie. Quels peuvent être ces alliés ? Il n’est pas difficile de les nommer : ce sont les mêmes. »

Oui, ce seront les mêmes. Ainsi les habiles ont la même ambition que les fous. Ils veulent conquérir Rome. Ils attendent seulement l’heure où ils pourront compter sur le concours de la Prusse. Et comme la politique de M. Thiers ne permettra pas plus aux habiles qu’aux fous d’occuper Rome, comme elle est résolue à disputer Rome à l’Italie, non pas maintenant, mais toujours, le choc sera bien retardé, mais il reste inévitable ; et les mêmes raisons impérieuses qui obligeraient la Prusse à intervenir pour l’Italie dans un grand conflit avec la France immédiatement déchaîné par les fous, obligeraient la Prusse à intervenir également dans le même conflit déchaîné un peu plus tard par les habiles. De toute façon, ou tout de suite, ou bientôt, c’est la terrible rencontre de la France avec la Prusse et l’Italie coalisées. Il n’y aurait qu’une chance d’échapper à cette nécessité formidable, c’est si la France renonçait à interdire Rome à l’Italie, et M. Thiers ne le veut pas, ou si l’Italie renonçait à Rome, et l’Italie signifie par tous ses partis, par tous ses citoyens, par les modérés comme par les révolutionnaires, par les habiles comme par les fous, qu’elle ne veut pas renoncer à Rome. Et quand M. Thiers, qui pressent le péril, qui l’avoue à demi, mais qui ne veut pas le reconnaître tout entier, espère qu’il pourra se dérober aux funestes conséquences de sa politique en parlant très-haut à l’Italie, on ose à peine dire que jamais homme d’État vieilli dans