Page:Jaurès - Histoire socialiste, XII.djvu/150

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avait triomphé au premier tour de scrutin. Ce brusque revirement était pour préoccuper. Il importait d’enrayer un mouvement qui pouvait devenir dangereux. M. Cyprien Girerd, député de la Nièvre, le 8 juin, produisit à la tribune un document qui révélait les dessous de l’action bonapartiste. Il y avait conspiration, c’était là un fait indéniable ; il en apportait la preuve, car ce document émanait d’un Comité de l’Appel au peuple qui siégeait à Paris et était directement intervenu dans l’élection : « Recommandez bien, disait le document, à tous nos amis d’appliquer tous leurs soins à nous gagner le concours des officiers retraités ou autres fixés dans la Nièvre. Vous pourrez leur assurer que nous sommes en mesure de les pourvoir avantageusement quand on créera les cadres de l’armée territoriale… Notez soigneusement aussi ceux qui nous sont hostiles ou simplement indifférents. Ci-joint la liste des noms et adresses des officiers payés par la recette de la Nièvre, fournis par finances ».

Cette révélation venant après l’élection d’un bonapartiste dans un département qui s’était affirmé républicain moins d’une année auparavant, avait fortement impressionné l’Assemblée, tant à droite qu’a gauche ; elle mettait directement en cause le ministre des finances, un bonapartiste avéré, quoique d’allures modérées. Or, M. Magne n’assistait pas à la séance. Le cas était embarrassant pour le cabinet qui risquait un échec, sa chute, s’il paraissait favoriser la propagande de la faction plébiscitaire. Après le ministre de la justice qui déclara qu’il avait donné l’ordre aux procureurs généraux d’ouvrir une instruction sur le document porté à la tribune, le ministre de l’intérieur, M de Fourtou, très embarrassé par sa situation personnelle et une situation parlementaire périlleuse, ne put que déclarer que le Comité de l’Appel au Peuple serait poursuivi et dissous si, ce qu’il ne pouvait croire, il existait réellement. M. Rouher n’était pas moins embarrassé que les membres du cabinet ; il n’hésita pas à mentir — il en avait, depuis de longues années contracté l’habitude — en affirmant que le Comité n’existait pas ; que le document lu par M. Cyprien Girerd était apocryphe ; qu’il avait été fabriqué dans un but facile à comprendre et il en profita pour attaquer violemment le gouvernement de la Défense nationale espérant ainsi grouper la majorité sur le terrain de la haine et de la lutte contre le parti républicain. Mais le cabinet et lui s’attirèrent de la part de M. Gambetta une réponse foudroyante. Au ministère il démontra que M. Magne, le titulaire du portefeuille des finances, se faisait le complice de la propagande, de la conspiration bonapartiste, en nommant à tous les emplois de son administration des bonapartistes militants ou masqués ; vis-à-vis de l’ex-vire-empereur il fut d’une rare, mais très justifiée véhémence : « Il est des hommes, s’écria t-il, en se tournant vers lui et le désignant du doigt, à qui je ne reconnais ni titre ni qualité pour demander des comptes à la Révolution du 4 Septembre : ce sont les misérables qui ont perdu la France !… » Et comme il était rappelé à l’ordre par le président, l’orateur de la gauche ajouta : « Il est certain que l’expression que j’ai employée renferme plus qu’un