Page:Jaurès - Histoire socialiste, XII.djvu/258

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que, M. E. Lockroy celui du Commerce, l’amiral Aube, qui devait et aurait dû exercer une plus grande influence sur l’évolution de notre marine militaire, prenait le portefeuille de la Marine ; enfin, le général Boulanger, dont le rôle allait être si prodigieux et la fin si lamentable, faisait sa première apparition. Il avait été spécialement et chaudement recommandé pour « ses talents militaires et son républicanisme » — alors qu’il était colonel, il participait aux processions à Belley ! — par les hommes les plus en vue et les plus influents de l’Extrême-Gauche. Ils devaient s’en repentir bientôt, mais un peu tard.

De la nouvelle Chambre, du nouveau Cabinet à la tête duquel se trouvait un homme politique d’une intelligence, d’une souplesse et d’une hésitation incomparables, datait réellement l’ère des difficultés dont Gambetta avait parlé au lendemain de l’éclatante victoire remportée sur les hommes du 16 mai. Les droites y constituaient une minorité tellement nombreuse que le moindre appoint venu des Gauches, sur une des questions de principe ou de tactique divisant le parti républicain — elles étaient nombreuses — la pouvait transformer en majorité et déterminer la chute d’un ministère. Il n’en fallait pas davantage pour compliquer une situation politique déjà difficile.

Le cabinet se présenta devant le Parlement avec un programme vague, imprécis ; il n’en pouvait guère être autrement avec un gouvernement formé d’éléments aussi disparates. On devait cependant lui faire crédit, puisqu’il apparaissait au lendemain de la réélection de M. Grévy qui, dans son message, avait fait un pressant appel à la concentration républicaine. Le seul ministre qui devait y cueillir une popularité énorme, en attendant qu’elle devint dangereuse, fut le général Boulanger qui ne négligea aucune occasion de faire parade de son républicanisme. Les occasions ne devaient pas lui manquer. Quelques jours à peine après la constitution du ministère il dût répondre à une demande d’interpellation pour le déplacement, par lui ordonné, d’une brigade de cavalerie connue pour l’attachement et les intrigues royalistes de la majorité de ses chefs. Il parla en termes fort nets des devoirs de l’armée envers la République et de son intention bien ferme de réprimer toute manifestation contre la discipline. Il fut très applaudi par la Gauche et obtint, à une forte majorité, un vote de confiance. En juin, après l’adoption de la loi d’expulsion des chefs des familles ayant régné sur la France et de leurs héritiers directs dans l’ordre de primogéniture, il raya des cadres de l’armée les membres de la famille Bonaparte et de celle de Bourbon qui y avaient été réintégrés ou y avaient été admis. Sa popularité s’en accrût d’autant plus que la mesure qu’il venait de prendre lui attirait les attaques les plus violentes de la presse bonapartiste et royaliste. Il eut à ce sujet une rencontre avec le baron de Lareinty. Mais déjà se révélait l’intrigant, l’ambitieux sans scrupules qui se cachait sous des allures si militaires et si démocratiques. On publiait dans la presse de droite, des lettres adressées par le colonel Boulanger au duc d’Aumale, lettres de gratitude dont le ton formait un contraste frappant avec l’attitude du ministre de la guerre. Il