Page:Jaurès - Histoire socialiste, XII.djvu/288

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occasions, des moyens d’agitation. La conclusion pacifique de l’incident de Fachoda fut par eux traitée de capitulation honteuse vis à vis de l’Angleterre et le jour où le commandant Marchand revint à Paris, il fut accueilli par des manifestations délirantes comme celles qui avaient salué le général Boulanger. Les factions réactrices avaient l’espoir de « travailler » une fois de plus avec le nom d’un soldat. L’enthousiasme ne fut qu’un « feu de paille ».

Un autre explorateur, pas un soldat celui-là, mais un vaillant, un modeste, Foureau, avait presque pacifiquement traversé le Sahara, atteint Tombouctou, puis le lac Tchad ; accompli un voyage périlleux et fécond, l’opinion ne lui prêta qu’une vague attention. La foule réserve ses ovations aux héros d’aventure, qui savent tirer profit de leur rôle ou qui complaisamment deviennent les jouets des partis ; elle dédaigne les laborieux, les utiles, les modestes et elle se plaint d’être toujours dupée !

L’année 1899 s’acheva dans le calme le plus complet : toutefois, dans la presse, les polémiques se poursuivaient sur l’affaire Dreyfus dont la révision complète était réclamée, afin d’établir d’une façon définitive, complète, l’indiscutable innocence du capitaine d’artillerie remis en liberté et rendu à sa famille après une longue, cruelle séparation.

Cette affaire avait eu pour résultat principal d’ouvrir les yeux à des hommes qui, jusqu’à ce jour, confinés dans leurs études, leurs laboratoires, leur parti politique, n’avaient pas vu de près les douloureuses réalités de l’ordre social et n’avaient pu ou voulu déchiffrer les louches énigmes masquées par les intrigues, les manœuvres des politiciens. Le retentissement des premières polémiques suscitées par l’initiative de M. Scheurer-Kestner, après les avoir troublés dans leur indifférence ou leur quiétude, les avait profondément émus ; l’iniquité commise les avait indignés ; tout ce qu’il y avait de bas, de vil, d’odieux dans le premier procès les avait arrachés à leur retraite et, à leur tour, avec toute l’autorité de leur renom, ils s’étaient lancés dans la tourmente, bravant tous les préjugés, tous les dédains de leurs amis ou admirateurs de la veille, pour ne s’attacher qu’à une cause : la cause de la justice.

À voir de près le monde politique, ses tares si nombreuses, ils avaient jugé les coupables, les complices, les hésitants ; certains d’entre eux avaient été frappés, au mépris de toute équité, par le gouvernement de la République ; rien n’avait pu les arrêter dans leur élan. Jugeant à quelle coalition réactionnaire était due la résistance à la révision du procès Dreyfus ; à quelles préoccupations misérables étaient dues les hésitations des gouvernements successifs, quand l’innocence du condamné apparaissait évidente, ils en étaient arrivés à une haute conception de la République. Cette justice qu’ils réclamaient pour un soldat injustement frappé, certains d’entre eux, enfin, la comprenaient nécessaire pour cette foule innombrable qui produit tout et ne possède rien ; qui naît dans le besoin, vit dans le travail et finit dans la détresse, condamnée par l’organisation sociale au mal de misère, de génération en génération.