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HISTOIRE SOCIALISTE

mise en œuvre de cette idée sociale de la propriété et qui la poussera jusqu’à ses conséquences nécessaires. La brèche est ouverte par où il passera. C’est donc bien la formule la plus extrême, la plus logique, la plus démocratique de la Révolution française, qui, après un siècle de tâtonnements, de réactions, de rêves d’abord impuissants, de révolutions a demi-manquées, est enfin entrée dans les faits. Ce que le génie révolutionnaire avait entrevu, affirmé, essayé, dans la fièvre et l’exaltation du combat est devenu la réalité normale et solide. On dirait une cime volcanique qui, après une série d’explosions, d’affaissements, de redressements, s’est enfin fixée à son niveau le plus élevé : elle est consolidée maintenant et élargie en un vaste plateau qui peut porter les assises de la grande cité nouvelle. Non, tous ceux qui ont lutté, souffert, espéré depuis un siècle, n’ont pas perdu leur effort : leur souffrance n’a pas été vaine ; leur espérance n’a pas été décevante, et si le prolétariat peut se réjouir de cette victoire de la démocratie révolutionnaire, ce n’est pas seulement parce qu’elle lui permet d’espérer et de préparer une victoire plus décisive, mais parce que c’est lui, débile encore pourtant et incertain, qui a assuré ce triomphe de la Révolution. C’est par lui qu’elle a été portée d’abord, comme en un jet de flammes à ce niveau de 1793, d’où elle ne tarda pas à retomber, mais où sans cesse elle tendait à revenir. C’est lui qui a aidé, qui a obligé la bourgeoisie à en finir avec les prétentions renaissantes de l’ancien régime. C’est lui qui a arraché à la bourgeoisie son privilège étroit pour créer enfin une vaste démocratie politique qui évoluera en démocratie sociale. Qu’auraient fait durant tout le siècle les républicains sans les ouvriers ? À tous les moments de la lutte qui a préparé ou réalisé la démocratie politique, l’action du prolétariat est visible ; et ce sera, je crois, un des mérites de l’œuvre historique dont j’écris en ce moment les dernières lignes d’avoir éclairé ces traces.

C’est donc avec confiance que la classe ouvrière, qui a déjà fait dans le passé l’épreuve de sa force, peut aborder les luttes nouvelles. Entre l’oligarchie capitaliste et la démocratie socialiste, forme achevée de la démocratie républicaine, le combat à fond est engagé, c’est le privilège de la propriété qui sera vaincu. Mais pour réussir, il faut que le prolétariat comprenne bien les leçons de sa propre vie depuis un siècle. C’est par l’effort continu quotidien, c’est par la propagande incessante, qu’il a eu ses premiers succès, si quelque chose ressort du récit que nous avons fait, c’est bien cette continuité profonde de la pensée et de l’action prolétariennes. Quand les hautes cimes ardentes et éclatantes s’éteignent, quand la Révolution démocratique et populaire de 1793 et de 1794 pâlit et s’éclipse, quand la généreuse Révolution de 1848 est brutalement supprimée, on peut croire que la nuit est complète ; mais ceux qui regardent au fond des esprits, au fond des âmes, s’aperçoivent que dans la conscience ouvrière l’idéal survit secrètement, et à la moindre ouverture des évènements, la lumière jaillit de nouveau. Grande leçon pour tous les gouver-