Page:Jaurès - Histoire socialiste, XII.djvu/70

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rateur sous tous les régimes, qui a déjà été condamné quatre fois à mort, c’est son regard : ses petits yeux enfoncés, presque cachés dans leur orbite, révèlent une activité fiévreuse et inquiète et, quand M. le président lui adresse une question, quand un témoin fait une déposition qui lui fait connaître un détail important, on le voit s’animer subitement et darder un regard fixe et menaçant sur celui qui parle.

« Il est vêtu d’une redingote noire, sur laquelle il a jeté un manteau. Il est coiffé d’un chapeau à haute forme et à larges bords. Sur l’invitation de M. le Président, il va tranquillement s’asseoir entre ses gardiens, sur le banc des accusés, il plie soigneusement près de lui son manteau, puis il parait attendre qu’on l’interroge. »

Le procès commence : de nombreux témoins sont cités, dont certains ne se présenteront pas : Arago, Dorian, Jules Ferry, Garnier-Pagès, Jules Simon, ministre, qu’un décret spécial autorisera à apporter un témoignage doucereusement venimeux.

Dès le début l’interrogatoire décèle la toujours vivace énergie de l’âme indomptable qu’enveloppe un corps si chétif, si usé :

Au président qui lui demande ses nom et prénoms, d’une voix calme, claire, il répond : « Louis-Auguste Blanqui, 67 ans, homme de lettres. » — « Quel est votre dernier domicile ? » — « Mon dernier domicile ?… Mais je n’en ai pas, puisque je suis en prison. Quand on m’a arrêté, j’habitais Bretonneux (Lot). » C’est une lutte pied à pied qui s’engage entre l’accusé et ses juges : ceux-ci, emportés par la passion, par la haine que leur inspire le vieux républicain qui, pièce à pièce, détruit le roman malsain édifié par l’instruction et effare ses juges par son sang-froid, ses répliques cinglantes, son courage que les perspectives les plus sombres ne sauraient émouvoir. Il en a vu bien d’autres, l’homme dont la vie depuis la plus tendre jeunesse a toujours oscillé entre le combat pour les opprimés et la douleur.

On l’interroge sur l’affaire de la Villette ; on n’en a pas le droit, elle n’est pas visée dans l’ordre de mise en jugement ; il proteste contre cette illégalité flagrante que le président veut masquer de son pouvoir discrétionnaire, mais il déclare : Eh bien ! l’affaire de la Villette était le 4 septembre avancé de trois semaines. C’était une tentative pour renverser le gouvernement : ça a été un 4 septembre manqué. » Puis il s’explique longuement sur la journée du 31 octobre.

Après la plaidoirie de son défenseur, Me Le Chevallier, après la réplique du Ministère public, il fait une déclaration dont l’effet est saisissant : « Je n’ai que quelques paroles à ajouter. Il ressort de ce qu’a dit M. le commissaire du gouvernement, que pour l’attentat du 31 octobre, on demande contre moi la déportation, contre moi qui n’ai été pour rien dans le mouvement. Quand on a jugé les véritables auteurs, ils n’ont même pas entendu requérir contre eux d’une façon aussi sévère, et c’est un fait unique dans les annales judiciaires que de voir des choses semblables.