Page:Jaurès - L'Armée nouvelle, 1915.djvu/51

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leur a semblé si cruel qu'ils s'imaginent avoir consenti un sacrifice complet.

Ce qui est frappant aussi, c'est que ces hommes, qui font allègrement abandon d'un million de soldats exercés et en pleine force, affirment, comme M. le général Langlois lui-même dans son recent article de la Revue des Deux-Mondes, que c'est sans doute du résultat des premiers chocs, du succès des premières batailles que dépendra tout le destin de la guerre. Il y aura presque tout de suite un grand heurt. Les meilleures forces des deux pays en lutte s'affronteront d'emblée ; et la défaite produira sans doute chez le vaincu une terrible dépression morale. Ce sera miracle sil revient de cet abîme où un grand coup, soudainement asséné, l'aura jeté. Ceux qui parlent ainsi se trompent. Même après une grave et cruelle défaite, même après le désastre de sa meilleure armée, un pays qui ne veut pas mourir n'est point perdu. Une armée qui se chiffre par des centaines et des centaines de mille hommes, quelque terribles que soient les pertes subies par elle, n'est pas détruite au point de ne pouvoir se reformer ; et il subsiste encore dans la nation bien des ressources pour un grand effort renouvelé et pour cette résistance tenace, infatigable, disciplinée, qui lasse enfin l'envahisseur obligé de se répandre et par là de s'affaiblir.

Mais il reste vrai qu'il importe beaucoup à la nation, pour éviter l'effet d'abattement d'un premier revers, de donner, dans le premier choc, de toute sa force. C'est le devoir de la France, et envers elle-même et envers les hautes idées du droit dont nous espérons bien qu'elle serait la gardienne ; c'est son devoir de mettre en ligne, en première ligne, les hommes exercés et robustes que peuvent lui fournir, avec les deux classes de l'active, les onze classes de la réserve. Pourquoi donc les dirigeants responsables lui dérobent-ils avant l'épreuve près de la moitié de ses forces actives ? Pourquoi, avant les premiers combats, qu'ils proclament eux-mêmes et à l'excès décisifs, brisent-ils un de ses bras et lui retirent-ils la moitié du