Page:Jaurès - L'Armée nouvelle, 1915.djvu/81

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s'abaisserait misérablement. Si la France admirait trop, même dans l'ordre militaire, inséparable de toute la pensée et de toute la vie, l'homme qui a rétréci tant d'espérances, stérilisé tant de germes, tari tant de sources, son esprit même serait frappé de stérilité et de sécheresse. Déjà, sur les théoriciens militaires qui ressuscitent les formules napoléoniennes, s'exerce cette puissance de stérilité et de rétrécissement. Ils perdent le sens des vastes perspectives, aussi bien sur le passé que sur l'avenir. Concentrés dans l'admiration du maitre et de ses méthodes, ils ne font une juste part ni aux gloires et aux audaces militaires de l'ancienne France monarchique, ni au génie combattant et aux admirables inventions de la Révolution républicaine, ni aux possibilités nouvelles d'action défensive dont disposerait aujourd'hui dans le monde une France de démocratie et de paix, si elle avait pleine conscience d'elle-même, et si elle poussait hardiment jusqu'au bout, dans un dessein évidemment pacifique, le principe de la nation armée.

Ii y a très loin sans doute des guerres du XVIIe et du XVIIIe siècles, souvent traînantes et diffuses, aux énormes guerres concentrées, rapides, foudroyantes de la période révolutionnaire et napoléonienne. Mais il me semble que Gilbert ne voit pas et ne reconnaît pas assez ce qu'elles ont plus d'une fois d'impétueux et de décisif. Il le reconnaît beaucoup moins que Napoléon lui-même, dans son étude sur Turenne, ne l'a reconnu. Il dit, résumant et approuvant Clausewitz:

Au XVIIe et au XVIIIe siècles, la monarchie absolue, se substituant à la féodalité, avait remplacé les contingents seigneuriaux par des armées permanentes qu'entretenaient les impôts. L'armée était le bien propre du souverain, dont il devait se montrer économe et qu'il employait à soutenir ses querelles. Les guerres étaient des guerres de cabinet et non de nation à nation. Leur objectif était la conquête d'une province ou d'une ville forte, non le renversement d'un adversaire que le souci de l'équilibre politique pouvait conseiller d'affaiblir, jamais de détruire. L'armée, séparée du reste de la nation, ne vivait que des magasins auxquels elle se reliait par des convois. On ne pouvait, en effet, songer