Page:Jaurès - L'Armée nouvelle, 1915.djvu/89

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heures, comme le note dans son livre de 1735 l'intelligent historien de Turenne, M. de Ramsay :

Tous les officiers y agirent de leur chef et se déterminèrent selon les occurrences. L'irrégularité du champ de bataille et l'acharnement des deux partis empêchèrent qu'on ne pût donner ni recevoir les ordres dans les formes accoutumées : l'action fut d'un détail extraordinaire.

Mais surtout Turenne connaissait admirablement le terrain; et, habitué aux mouvements rapides, il savait qu'il pourrait combiner, pour la défense de l'Alsace, la force des positions habilement choisies et les marches imprévues. C'est du camp de Dettweiller, solidement assis, qu'il protège à la fois Saverne et Haguenau, gardait toujours ses communications avec l'autre côté des Vosges ; et soudain, quand il sait que l'ennemi a pris son quartier d'hiver dans la Haute-Alsace, il accomplit le plan audacieux silencieusement médité depuis deux mois ; par le col de Saverne, il fait traverser les Vosges à toute son armée. La France, son armée même, le croient en retraite. L'émoi est grand ; et si Turenne n'inspirait pas à tous une haute confiance, le murmure serait universel. Puisqu'il se retire, c'est qu'il y a vraiment péril à rester : il est toujours un bon serviteur du roi et de la France. Seuls, les courtisans jaloux, les ministres hostiles, chuchotent et blâment. Mais à peine a-t-il traversé les Vosges, il divise son armée en cinq détachements ; il donne à chacun des officiers qui les commandent des instructions secrètes ; chacun d'eux, par des chemins différents, doit marcher sur Belfort. Là sera, dans la pensée de Turenne, le rendez-vous. Son armée s'y trouve en effet rassemblée. Elle comprend l'inspiration géniale du maître aimé, de celui que soldats et officiers appelaient leur père et qui fut, ce jour-là, le père de la patrie. Les paysans de Champagne et de Lorraine qui s'affolaient au péril de l'invasion pleurent de joie. Les artisans et ouvriers de Paris acclament le noble soldat qui venait de préserver le sol des violences de l'étranger et de