Page:Jaurès - Les Preuves.djvu/98

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D’ailleurs, M. Bertillon, en supposant que le traître recourait à une facture aussi compliquée, aussi laborieuse, oublie qu’il n’était pas un traître d’occasion, n’opérant qu’une fois.

La première phrase du bordereau démontre qu’il s’agit d’un traitre d’habitude : c’est donc souvent qu’il devait renouveler les envois. C’est donc souvent qu’il devait se livrer à la fabrication si étrangement compliquée et si manifestement dangereuse que lui prête le chimérique Bertillon.

Ce serait d’une déraison absolue, et d’une impossibilité complète.

Enfin, M. Bertillon, ayant en main le bordereau, a cédé à une illusion assez naturelle. Comme, pour lui, le bordereau était tout, il a supposé que pour le traître aussi le bordereau était tout, et que sur celui-ci devait se concentrer tout l’effort de précaution, toute l’ingéniosité de défense préventive du coupable.

C’est une erreur : le bordereau n’était pour le traître qu’une minime part du danger. Sans doute, la pièce pouvait être surprise. Mais c’est surtout en recueillant des renseignements, en empruntant des documents comme le manuel de tir, en faisant copier ces documents, en expédiant des notes plus ou moins volumineuses, en ayant des entrevues personnelles, comme il était inévitable, avec l’attaché étranger qu’il courait des risques : et c’est bien plutôt à l’ensemble de sa conduite qu’il devait appliquer son système de précaution et de dissimulation qu’aux quelques lignes du bordereau, hâtivement griffonnées et expédiées sans signature à la légation militaire.

En fait, Esterhazy était beaucoup plus près de la raison quand il écrivait tout simplement le bordereau, comme nous le verrons bientôt, de son écriture naturelle et courante.