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Page:Je sais tout, Partie I, 1905.djvu/738

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Je sais tout
Nouvelle

— Eh bien, Monsieur Rozaine, vous ne répondez pas ?

On tourna les yeux vers lui. Il était blond.

Avouons-le, je sentis comme un petit choc au fond de moi. Et le silence gêné qui pesa sur nous m’indiqua que les autres assistants éprouvaient aussi cette sorte de suffocation. C’était absurde d’ailleurs, car enfin, rien dans les allures de ce monsieur ne permettait qu’on le suspectât.

— Pourquoi je ne réponds pas ? dit-il, mais parce que, vu mon nom et la couleur de mes cheveux, j’ai déjà procédé à une enquête analogue, et que je suis arrivé au même résultat. Je suis donc d’avis qu’on m’arrête.

Il avait un drôle d’air, en prononçant ces paroles. Ses lèvres minces comme deux traits inflexibles s’amincirent encore et pâlirent. Des filets de sang strièrent ses yeux.

Certes, il plaisantait. Pourtant sa physionomie, son attitude nous impressionnèrent. Naïvement, miss Nelly demanda :

— Mais vous n’avez pas de blessure ?

— Il est vrai, dit-il, la blessure manque.

D’un geste nerveux il releva sa manchette et découvrit son bras. Mais aussitôt une idée me frappa. Mes yeux croisèrent ceux de miss Nelly : il avait montré le bras gauche.

Et ma foi, j’allais en faire nettement la remarque, quand un incident détourna notre attention. Lady Jerland, l’amie de miss Nelly, arrivait en courant. Elle était bouleversée. On s’empressa autour d’elle, et ce n’est qu’après bien des efforts qu’elle réussit à balbutier :

— Mes bijoux, mes perles… on a tout pris…

Non, on n’avait pas tout pris, comme nous le sûmes par la suite ; chose bien plus curieuse : on avait choisi ! De l’étoile en diamants, du pendentif en cabochons de rubis, des colliers et des bracelets brisés, on avait enlevé, non point les pierres les plus grosses, mais les plus fines, les plus précieuses, celles, aurait-on dit, qui avaient le plus de valeur tout en tenant le moins de place.

Et pour exécuter ce travail, il avait fallu, pendant l’heure où lady Jerland prenait le thé, il avait fallu, en plein jour, et dans un couloir fréquenté, fracturer la porte de la cabine, trouver un petit sac dissimulé à dessein au fond d’un carton à chapeau, l’ouvrir et choisir !

Il n’y eut qu’un cri parmi nous. Il n’y eut qu’une opinion parmi tous les passagers, lorsque le vol fut connu : c’est Arsène Lupin. Et de fait, c’était bien sa manière compliquée, mystérieuse, inconcevable.

Et au dîner, il se passa ceci : à droite et à gauche de Rozaine, les deux places restèrent vides. Et le soir on sut qu’il avait été convoqué par le commandant.

Son arrestation, que personne ne mit en doute, causa un véritable soulagement. On respirait enfin. Ce soir-là on joua aux petits jeux. On dansa. Miss Nelly, surtout, montra une gaîté étourdissante qui me fit voir que, si les hommages de Rozaine avaient pu lui agréer au début, elle ne s’en souvenait guère. Sa grâce acheva de me conquérir. Vers minuit, à la clarté sereine de la lune, je lui affirmai mon dévouement avec une émotion qui ne parut pas lui déplaire.

Mais le lendemain, à la stupeur générale, on apprit que, les charges relevées contre lui n’étant pas suffisantes, Rozaine était libre.

Fils d’un négociant considérable de Bordeaux, il avait exhibé des papiers parfaitement en règle. En outre ses bras n’offraient pas la moindre trace de blessure.

— Des papiers ! des actes de naissance ! s’écrièrent les ennemis de Rozaine, mais Arsène Lupin vous en fournira tant que vous voudrez ! Quant à la blessure, c’est qu’il n’en a pas reçu.

On leur objectait qu’à l’heure du vol, Rozaine — c’était démontré — se promenait sur le pont. À quoi ils ripostaient :

— Est-ce qu’un homme de la trempe d’Arsène Lupin a besoin d’assister au vol qu’il commet ?

Et puis, en dehors de toute considération étrangère, il y avait un point sur lequel les plus sceptiques ne pouvaient épiloguer : Qui, sauf Rozaine, voyageait seul, était blond, et portait un nom commençant par un R ? Qui le télégramme désignait-il, si ce n’était Rozaine ?

Et quand Rozaine, quelques minutes avant le déjeuner, se dirigea audacieusement vers notre groupe, miss Nelly et lady Jerland se levèrent et s’éloignèrent.

C’était bel et bien de la peur.



La poursuite de l’insaisissable et invisible cambrioleur.


Une heure plus tard, une circulaire manuscrite passait de main en main parmi les employés du bord, les matelots, les voyageurs de toutes classes : M. Louis Rozaine promettait une somme de dix mille francs à qui démasquerait Arsène Lupin, ou retrouverait le possesseur des pierres dérobées.

— Et si personne ne me vient en aide contre ce bandit, déclara Rozaine au commandant, moi, je lui ferai son affaire.

Rozaine contre Arsène Lupin, ou plutôt, selon le mot qui courut, Arsène Lupin lui-même

contre Arsène Lupin, la lutte ne manquait pas d’intérêt !

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