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« Et tu ne me reconnais pas, ingrat, fit l’inconnu, moi, ton ancien condisciple, celui qui t’aidait à faire tes versions grecques lorsque nous étions en rhétorique.

« Je vous avoue en toute sincérité que je ne me remets pas votre physionomie, dit Titoine de plus en plus intrigué.

« Oh ! les hommes, chefs-d’œuvre d’ingratitude, dit l’inconnu en faisant un geste magistral, regarde-moi bien en face, Titoine Pelquier, et ose dire que tu ne reconnais pas ton vieux camarade, Baptiste Courtemanche.

« Pas possible, s’écria Pelquier, en lui serrant la main, vrai, là, mon pauvre ami, t’es légèrement changé, car il faut dire qu’il y a quelque chose comme vingt ans que nous nous sommes vus.

« Ceci est vrai, dit Baptiste en soupirant, nous avons sensiblement vieilli l’un et l’autre, en vingt ans, vois-tu, bien des choses changent. Alors, tu es devenu docteur et tu restes à New-York ?

« Je suis nouvellement arrivé ici, dit Pelquier, depuis hier. Je suis docteur, c’est-à-dire, en chirurgie dentaire.

« Tu es dentiste, pas mal, tu voyages, c’est beau, es-tu marié ? demanda Baptiste.

« Hélas ! soupira Titoine.

« Je comprends, dit Baptiste Courtemanche en devenant sérieux à son tour, tu as peut-être pincé un mauvais numéro à la grande loterie du mariage, tu es dans le cas de ce pêcheur qui croyait pêcher un maskinongé et qui attrape une barbotte. C’est parfois dur, mon pauvre vieux, mais il faut en prendre son parti.

« C’est ce que je suis en train de faire, répondit Titoine, mais assez parlé de moi, dis-moi ce que tu as fait depuis notre sortie du collège ?

« Voici, dit Courtemanche :

« Je me suis rendu à Montréal, où j’étudiais le génie civil à l’École Polytechnique. Au bout de quatre ans, j’obtenais mes diplômes et me lançais dans la vie active. Un diplôme, vois-tu, c’est très beau à faire encadrer et à accrocher au mur, mais au point de vue pratique ce n’est encore que le premier pas vers l’Inconnu. C’est souvent un diplôme d’illusions dont le réveil est l’acheminement vers la réalité. Comme bien des jeunes, je crus que le fait d’avoir passé mes examens c’était la porte du succès qui était devant moi toute grande ouverte. Hélas ! lorsque je fus livré à moi-même, je m’aperçus que j’étais bien peu de chose et que j’avais, avant de connaître ce qu’il faut réellement savoir, beaucoup à travailler.