Page:Jerome - Fanny et ses gens, 1927.djvu/8

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Le soleil était derrière les collines. Les grands arbres mouillés pleuraient. Quel court chemin !

Vernon l’embrasse.

L’Aînée. — Je vais sonner pour que…

Vernon, l’arrêtant. — Oh ! non ! Nous avons le temps de les voir tous… Causons un peu. (Il fait asseoir ses tantes sur le canapé et passe son bras autour du cou de Fanny.) Tantes ! Que dites-vous de ma découverte ? Hem ? Quel flair ! Je suis un as, voilà. On ne le savait pas. Je suis sûr qu’on me traitait d’idiot, par ici, avant d’avoir vu. (Il rit.) Vous avez reçu toutes mes lettres ?

La Cadette. — Il me semble.

Fanny. — Oh ! Vernon ! Savez-vous que je n’ai pas reçu une seule lettre d’amour de vous ?

Vernon. — Pas eu le temps, Fan ! On s’est connu il y a un mois. On s’est marié il y a cinq jours.

Fanny. — Service rapide. Il vint. Il vit. Je vainquis.

L’Aînée. — On dit… que ces amours subites sont les plus durables.

Fanny. — Vous verrez ça !

Vernon. — Vous ne regretterez jamais rien, chérie ?

Fanny. — Regretter ?

Vernon. — Le théâtre… Les émotions.

Fanny. — Vernon, savez-vous à quoi ça ressemble, la vie d’une actrice ? À une danse gracieuse exécutée sur une corde raide tendue au-dessus d’un abîme. Et tout autour, pendant ce temps, un auditoire sympathique et enivré s’amuse à jeter des pierres à la danseuse. Oh ! c’est original, comme sensation. Mais comme on s’en blase vite, si vous saviez !

Vernon. — Je suis heureux que vous le disiez.

Fanny. — Mais je n’ai jamais été éprise du théâtre. Il me fallait gagner ma vie. Voilà tout.

La Cadette. — Ce doit être une existence bien dure pour une femme.

L’Aînée. — Surtout quand rien ne vous y destinait.

Fanny. — J’avais une bonne voix et certains dons naturels. C’est ce qui m’a permis d’essayer…

L’Aînée. — Il est probable que votre famille a fait ce qu’elle a pu pour vous en empêcher.

Fanny. — Ma famille ? Je n’ai pas de famille.

Bennett entre.

L’Aînée. — Comment cela ?

Fanny. — Mais non. Je n’ai ni frère, ni sœur et j’ai perdu mon père et ma mère avant mes quatorze ans. (Bennett, au son de la voix de Fanny, s’est brusquement arrêté et tout doucement, sans affectation, se cache derrière le paravent.)

La Cadette. — Mais votre oncle ?

Fanny. — Oh ! parlons-en ! Mon oncle ? C’est pour lui échapper que je suis entrée au théâtre.

L’Aînée. — Comme c’est triste de ne pas s’entendre avec les siens !

Fanny. — C’est encore plus triste de tomber sous leur domination, quand cette domination est sans tendresse, sans indulgence. J’ai enduré ces gens-là six mois. Je suis encore émerveillée de ma patience. Je veux oublier même qu’ils existent. C’est nécessaire pour ma joie, pour mon repos, pour…

Bennett descend en scène, très calme. Il regarde Fanny. Ses traits sont parfaitement immobiles, Fanny est seule, de sa place, à pouvoir le voir. Les mots s’arrêtent dans sa gorge. Ses yeux s’ouvrent démesurément. Vernon, qui arrangeait le feu, se retourne et voit Bennett.

Vernon. — Ah ! Bennett ! Bonjour, Bennett ! (Il lui tend la main.) Comment vous portez-vous ?

Bennett. — Très bien, Votre Honneur, merci.

Vernon. — Et toute la famille ?

Bennett. — Aussi bien que possible. Charles, toutefois, vient d’être secoué assez rudement par la grippe.

Vernon. — C’est fâcheux… Va-t-il mieux ?

Bennett. — Il a repris son service, Votre Honneur. La santé de Votre Honneur, je crois, est excellente ?

Vernon. — Impossible de la souhaiter meilleure, Bennett. Voici votre nouvelle maîtresse.

Fanny s’est levée. Bennett se tourne vers elle.

Bennett. — Nous apporterons tous nos efforts à remplir nos devoirs envers notre Lady. (À Vernon.) J’avais préparé une réception selon le cérémonial ordinaire, établi une fois pour toutes, et…

Vernon. — C’est justement ce qui nous a fait peur, Bennett. Nous sommes venus à pied et entrés par la petite porte du jardin. (Il rit.) Les bagages sont-ils arrivés ?

Les Misses se sont levées. L’ahurissement de Fanny leur semble motivé par la révélation de sa nouvelle position.

La Cadette. — Nous allons vous laisser. Nous vous reverrons au dîner.

Vernon. — Quelle heure, le dîner ?

La Cadette. — Sept heures. Mais ne vous pressez pas, chérie. Je vais dire à l’office qu’on retarde un peu le service. (Elle l’embrasse.)

L’Aînée, à Fanny. — Il faut bien vous laisser le temps de coiffer ces jolis cheveux. À tout à l’heure.

Elle embrasse aussi Fanny qui se laisse faire, sidérée.

Bennett. — Je vais aller voir moi-même si la chambre de Votre Honneur est bien en ordre.

Vernon. — Robert n’est donc pas là ?

Bennett. — Il fait quelques courses en ville. Nous n’attendions Votre Honneur qu’à neuf heures.

Il sort. Vernon et Fanny sont seuls.

Fanny. — Vernon, où suis-je ?

Vernon. — Chez nous, ma chérie.

Fanny. — Oui, oui, oui ! (Énervée.) Mais où ?

Vernon. — À Bantock-Hall, Rutlandshire. Chérie, je vous vois bouleversée ; vous ne m’en voulez pas, dites ? Ma petite fille, vous savez comment sont les gens ! J’ai voulu leur fermer la bouche, leur prouver que notre amour était pur de tout calcul. J’ai voulu montrer aux méchantes langues que ma Fanny épousait Vernon Wethrell pour lui-même… et pour elle-même aussi, n’est-ce pas ?… Dites que vous me pardonnez ?

En riant, il se penche vers elle.

Fanny, dans un rêve. — Évidemment… Évidemment, vous ne saviez pas… Vous ne pouviez pas savoir… (Elle se relève brusquement.) Vernon, vous m’aimez ? (Elle lui met les bras autour du cou.) C’est bien moi que vous aimez ?

Vernon. — Ma chérie !

Fanny. — Moi, n’est-ce pas ? Non point une Fanny quelconque, mais cette femme même qui est sur votre cœur ?

Vernon. — Ma petite Fanny…

Fanny. — Et vous n’aurez jamais honte de moi ?

Vernon. — Honte ? Honte de vous ? Ma chérie !

Fanny. — Vous savez que je n’étais qu’une petite chanteuse de music-hall. On ne peut pas revenir là-dessus, vous savez. C’est acquis.

Vernon. — Je vous aurais aimée quand vous n’auriez été qu’une petite mendiante des rues.

Fanny s’accroche à lui. — Avec un oncle marchand de chiffons ?