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encore en son auteur le « centre de mouvement de l’ancien et du nouveau monde en fait d’éducation », celui qui « brisa […] les chaînes de l’esprit et rendit l’enfant à lui-même, et l’éducation à l’enfant et à la nature humaine[1] ».

L’entreprise du Neuhof est ainsi portée par le grand rêve de refaire une humanité autonome, loin de la civilisation citadine et des bavardages des jeunes aristocrates. Pestalozzi se fera pauvre parmi les pauvres, soucieux de leur faire découvrir dans leur condition même les instruments de leur libération, en l’occurrence le salaire industriel : la propagation du filage et du tissage du coton dans les campagnes tend en effet à procurer aux familles paysannes un moyen de subsistance stable que la nature n’avait pas su leur garantir. Encore fallait-il que les intéressés sachent maîtriser la nouvelle source de profit et que les hommes, une fois rompu le lien à la nature nourricière, prennent toute la dimension humaine de cette émancipation. C’est ainsi que le Neuhof s’efforça de réaliser simultanément un double objectif : introduire les enfants dans la rationalité économique tout en favorisant pour chacun la réalisation de sa personnalité autonome au sein d’une société de liberté et de responsabilité.

L’expérience pédagogico-industrielle ne tarda pas à buter sur d’insurmontables difficultés et sa faillite dut être prononcée en 1780. On a coutume d’attribuer cet échec à des causes extérieures, mais c’est oublier que Pestalozzi a constamment revendiqué la responsabilité de son échec initial ; c’est surtout se priver d’un élément décisif pour comprendre son évolution ultérieure, qui, jusqu’aux Recherches sur la marche de la nature dans le développement du genre humain, de 1797, à l’élaboration de la « méthode » et à l’apogée d’Yverdon, peut être interprétée comme un effort pour surmonter les contradictions qui avaient fait éclater l’expérience du Neuhof. On retrouve en outre, dans cette expérience, la plupart des problèmes qui ne cesseront d’agiter par la suite l’éducation dite « nouvelle » dans ses composantes les plus remarquables, en particulier celles qui sont liées au travail industriel[2].

Toute l’entreprise est fondée sur le travail social conçu comme l’instrument décisif de désaliénation du processus éducatif : finançant leur propre formation par le produit de leur labeur, les enfants ne devront rien à personne. Dans la réalité, cependant, Pestalozzi ne tarde pas à découvrir que cette vue philanthropique du travail doit aussi tenir compte d’un environnement socio-économique qui impose à la petite entreprise de telles exigences de rentabilité que celles-ci finissent par engloutir les buts éducatifs de l’entreprise. Quant à penser que le travail est une chose naturelle chez l’homme, c’est une conception que le maître du Neuhof doit encore réviser lorsqu’il entend les enfants regretter le temps où ils battaient librement la campagne.

Il mise sur l’intérêt de ses pensionnaires dans une expérience ainsi centrée sur le bien de chacun et de tous, mais il doit vite convenir que l’intérêt demeure une réalité relative et bien ancrée dans le désir égoïste de chacun : c’est ainsi qu’il ne peut empêcher les parents de venir à tout moment rechercher leur enfant revigoré, habillé de neuf et surtout apte à rapporter à la famille un salaire qui n’a aucune raison de tomber dans une escarcelle étrangère.

Pestalozzi se trouve ainsi dans une position institutionnelle intenable : celui qui veut vraiment donner à chaque enfant les instruments de son autonomie est constamment contraint de plier ces mêmes enfants aux exigences de rentabilité, et son discours philanthropique, qui met en œuvre tous les ressorts de la morale et de la religion, est finalement perçu comme un insupportable chantage à la productivité. C’est ainsi que le plus généreux des hommes, qui a engagé dans l’expérience toute sa fortune, se voit accusé par les premiers intéressés de rechercher avant tout dans l’affaire… son seul intérêt.

Pestalozzi voudrait au fond, selon la formule qu’il utilise dans le journal de 1774 sur l’éducation de son fils Jakob, « relier ce que Rousseau a séparé » : la liberté et la contrainte, le désir naturel et la loi voulue par tous et pour tous. Mais le même Rousseau avait indiqué que cette cohabitation idéale ne pouvait que se briser à la première tentative de réalisation. Pestalozzi vérifie encore dans son échec le paradoxe développé au livre premier de l’Émile, à

  1. Méthode théorique et pratique, texte de 1826 publié en français par Pestalozzi, SW, vol. XXVIII, p. 319.
  2. C. Pistrak : Les problèmes fondamentaux de l’école du travail, Paris, Desclée de Brouwer, 1973.