qui, d’une version à l’autre du roman, se montre toujours plus préoccupé de connaître les hommes tels qu’ils sont et renvoie, en laïc positif, le pasteur à ses rêves d’humanité.
À ces deux conceptions de l’homme se rattachent deux projets éducatifs, ces deux projets que Pestalozzi avait précisément essayé, en vain, de conjuguer au Neuhof : l’accomplissement de la « dignité intérieure la plus pure de l’homme », d’une part, « sa bonne formation pour les besoins essentiels de sa vie terrestre », d’autre part.
La nouveauté de la réflexion de Pestalozzi dans les années 1790, c’est qu’il perçoit que ces deux objectifs s’enracinent en réalité dans une même illusion : on prétend pouvoir définir a priori, comme s’il était possible de se placer du point de vue de Dieu, ici les « besoins essentiels » de l’homme en ce monde, là les critères de sa « dignité intérieure » dans l’autre. Plus profondément, on prétend encadrer dans sa dimension intérieure comme dans son expression extérieure, la liberté de l’homme, alors que le développement autonome de cette liberté constitue précisément la meilleure chance de l’éducation.
En effet, si elle doit se satisfaire de réaliser un type d’homme défini à l’extérieur d’elle-même, l’éducation ne peut avoir qu’un sens accessoire. Pestalozzi refuse désormais qu’elle fonctionne comme un simple instrument de modelage au service d’un monde donné, réel ou idéal : elle sera une forme d’action qui permettra à chacun de se faire, à partir de ce qu’il est et dans le sens de ce qu’il veut être, « une œuvre de soi-même ».
L’éducation trouve ainsi son sens dans le projet d’autonomie. Mais Pestalozzi s’empresse d’insister pour que la substance de ce mot, cher à l’idéalisme allemand, ne s’épuise pas dans un nouveau concept humaniste à l’abri duquel on continuerait, dans la pratique, à bafouer la dignité de l’homme. L’autonomie n’a de réalité, pour l’auteur de Recherches, que dans la mesure où elle ne cesse pas de se faire entre les mains des intéressés.
Du sens de l’éducation ainsi dégagé dans Recherches découlent pour la réflexion et l’action de Pestalozzi quelques conséquences essentielles.
1. La politique comme la religion, engagées dans un conflit sans issue entre la défense de la dignité de l’individu et sa nécessaire mutilation sociale, ne trouveront la solution de leur conflit dans l’œuvre d’éducation. C’est en effet dans la mesure où la législation sera pratiquée comme une éducation que l’homme d’État saura tout à la fois prévenir les conflagrations sociales, chaque jour plus menaçantes à mesure que les intérêts s’aiguisent, et mettre en œuvre l’indispensable volonté générale la plus proche possible de la volonté de chacun. Pour sa part, la religion, abandonnant une fois pour toutes sa prétention à dominer dans le même temps la chair et l’esprit, se mettra en position de retrouver son rôle de « sel de la terre », mais d’une terre où, pour reprendre les formules de la lettre à Nicolovius, « l’or et les pierres et le sable et les perles ont leur valeur indépendamment de ce sel ». L’attitude d’éducateur réduit ainsi le conflit de la politique et de la religion, renvoyées l’une et l’autre à leur ordre propre.
2. Pestalozzi se met du même coup en position de comprendre son erreur du Neuhof. À vouloir jouer simultanément le jeu de la rationalité économique et celui du plein épanouissement de l’individu, il s’était placé en toute inconscience au cœur du tourbillon qui était en train de disloquer la société d’alors. Ni dur entrepreneur ni bon père du peuple, il se fera désormais éducateur, à distance tout à la fois des exigences sociales et du désir des intéressés, travaillant à aménager le rapprochement des deux pôles dans le sens de la constitution en chacun de la liberté autonome, d’une liberté à la fois engagée dans le monde social par l’acquisition du métier et s’employant à trouver dans cette réalisation le plein accomplissement. L’action éducative permet ainsi de venir à bout du paradoxe rousseauiste qui concluait à l’impossibilité de former dans le même temps l’homme et le citoyen.
3. Pestalozzi jette ainsi la base d’un lieu privilégié qui, entre la famille, toujours plus ou moins empêtrée dans ses intérêts privés, et la société civile, toujours plus pressée par les exigences inhumaines de la rationalité économique, devrait non seulement favoriser chez