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L’ultime débat : pratique et théorie pédagogique


On mesure l’actualité de Pestalozzi dans la façon dont il a su penser jusqu’au fond la contradiction entre la fonction d’intégration sociale de l’école et son devoir d’accomplissement des individus dans la liberté : Durkheim et Illich sont ici renvoyés dos à dos. Les partisans de l’« école dans la vie » pourront encore, avec Pestalozzi, prendre la mesure des obstacles qui continuent à avoir raison de leurs expériences. Mais ceux qui voudraient tirer parti des difficultés de tels précédents pour restaurer le vieil humanisme autour de l’Idée d’éducation, ceux-là en seront aussi pour leurs frais : c’est un non catégorique que Pestalozzi va leur opposer à travers ses rapports avec le pasteur Niederer, d’abord son plus proche collaborateur à Yverdon, bientôt son adversaire, enfin son ennemi acharné à abattre une entreprise qui n’a pas accepté de se plier à son idée.

La controverse qui s’est développé à Yverdon, au point de faire éclater une nouvelle fois l’expérience, est volontiers réduite à une querelle de personnes et à un conflit de tempéraments. Il y a en vérité, au fond de cette affaire, un débat fondamental qui demeure d’une actualité brûlante en pédagogie : celui du rapport entre la pratique et la théorie. Si l’éducateur est bien, à la différence du philosophe et de l’homme de science, « un praticien à la recherche d’une théorie praticable de sa pratique » (D. Hameline), on peut dire que l’existence de Pestalozzi fut l’incarnation même de cette définition. Praticien, il le fut absolument au Neuhof, qui se voulait pure liberté en action. Les Recherches de 1797 peuvent ensuite être interprétées comme le point d’aboutissement d’une longue marche qui a permis à Pestalozzi d’élaborer la théorie de sa pratique, en écartant à la fois le discours inopérant des philosophes et la démarche stérilisante de la « science de l’homme ».

Mais nous avons vu que, si la réflexion de Recherches appelait bien une pratique, celle-ci demeurait en rupture avec celle-là : la méthode se veut aussi une théorie praticable de la pratique développée à Stans, Burgdorf, Yverdon et la volonté d’autonomie qui la porte n’a pas à chercher son fondement à l’extérieur d’elle-même. Ce sera l’erreur de Niederer qui, imprégné de la philosophie de Fichte et de celle de Schelling, et se présentant comme le Platon du Socrate de la pédagogie, va entreprendre de transformer en théorie l’expérience qui se développe sous ses yeux. Pestalozzi, conscient de la nécessité d’une telle élucidation, suivra un moment son collaborateur, mais il ne tardera pas à ressentir ce qui s’élabore comme un corps de plus en plus étranger à ce qu’il veut au plus profond de lui-même et finira par récuser brutalement la théorie de Niederer en même temps que son emprise dogmatique sur l’institut.

L’objection fondamental que Pestalozzi formule à l’endroit de cette théorie, c’est qu’en transformant en système le projet de liberté qui la porte elle le rend en réalité impraticable. Niederer, prenant en main la direction de l’institut, inspire bien une pratique, mais celle-ci ne tarde pas à se développer à tous les niveaux au détriment de ce qui est recherché à travers elle : la réalisation effective de la liberté en chacun comme en tous. Concrètement, les maîtres passent plus volontiers leur temps en séminaires sur la Liberté, sur la Force autonome de l’enfant, sur la Pédagogie chrétienne, mais se préoccupent chaque jour moins des seuls êtres qui puissent en réalité donner sens à ces belles idées : les enfants ici présents, la réalité quotidienne de l’institut, ces petites choses qui alimentent la force autonome de chacun. Pestalozzi assiste ainsi à une fuite généralisée des maîtres, et par voie de conséquence des enfants, devant les responsabilités de l’action : on comprend que celui qui avait fini par lier l’éducation au projet moral de l’homme, manifeste dans son aptitude à développer une action autonome, ait jugé insoutenable cette dérive de sa propre intention, et qu’il ait préféré saborder son institut plutôt que de céder sur l’essentiel de son projet. Dans le calme retrouvé du Neuhof, sa réflexion lui permet de dégager une vérité pédagogique fondamental et d’en faire l’axe de son testament d’éducateur, Le chant du cygne[1].

  1. SW, vol. XXVIII, p. 53-286, trad. La Baconnière.