Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1903, Tome 2.djvu/122

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
112
HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


Bastian connut ce qu’elle avait à faire. Elle prit le pli dans le casier de l’attaché et l’envoya le jour même, par l’autre agent, Brucker, à l’État-Major[1]. Henry brûla l’enveloppe et déchira, de deux petites coupures, la lettre volée, pour faire croire qu’elle venait du cornet. Il la remit alors à Sandherr, qui avait inventé cette machination. Le service avait des preuves certaines de la trahison de Dreyfus, mais ne pouvait les produire au grand jour, sous peine de déchaîner la guerre. Sandherr a donc imaginé de dicter le bordereau à Esterhazy, qui l’écrivit — pourquoi ? — de son écriture la plus naturelle et la plus libre. Sans doute, on savait d’avance que les experts affirmeraient, quand même, par raison démonstrative et sous serment, que c’était le graphisme incontestable, scientifiquement déguisé, du Juif ! Pourquoi n’avoir pas fait fabriquer la lettre accusatrice par un des faussaires du bureau ? Pourquoi, ensuite, avoir fait déposer le bordereau, par Esterhazy, dans le casier de Schwarzkoppen ? Comme le nom de la ramasseuse et celui de Brucker étaient sacrés, ne pouvaient être prononcés sans crime, il eût été plus simple d’épargner au bordereau ce voyage compliqué, à Esterhazy cette dangereuse démarche, à la Bastian ce vol qui, découvert, la ferait chasser. Esterhazy, après avoir écrit le bordereau, n’avait qu’à le passer, par-dessus la table, à Sandherr. Il ne dit pas si Mercier, Gonse, Boisdeffre

  1. Esterhazy à Serge Basset : « Si l’on veut que je précise, je dirai que le bordereau a été porté au service des Renseignements par un Allemand dont je dévoilerai le nom si l’on m’y force. Il habitait temporairement Paris, en raison de ses fonctions, et, à l’heure actuelle, j’ai tout lieu de croire qu’il est encore employé comme agent par le service. » (Matin du 20 juillet 1899). — Brucker est lorrain. Le service des Renseignements a continué à lui servir, sans l’employer, une mensualité de 300 francs.