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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


seize ans quand la guerre éclata ; sa vocation naquit de la défaite, de l’invasion, de l’annexion de sa terre natale.

L’âme française n’a pas été moins cruellement mutilée que le territoire par la perte de l’Alsace. L’admirable équilibre a été rompu au profit du Midi. Gascogne et Provence, Toulouse et Marseille, avec leur vie en dehors, leur belle exubérance, mais si peu profonde, le goût des phrases plus que des actes, n’ont plus le contre-poids du pays rhénan, saine raison et simple, gaieté honnête, bonté solide, droiture fruste mais inflexible. Le duc d’Aumale avait coutume de dire : « Ah ! si vous aviez connu le gendarme alsacien ! »

Picquart se prépara à Saint-Cyr au milieu des Allemands, avec le seul maître français qui fût demeuré au collège de Colmar. Il entra ensuite à l’École d’État-Major, d’où il sortit le second, à vingt-six ans[1].

C’est la meilleure époque militaire de la troisième République, encore brûlante de l’espoir des prochaines revanches, sous des chefs qui avaient gagné leurs étoiles dans des batailles. Nul, alors, qui n’aperçût clairement la raison d’être de l’armée nouvelle : la guerre, la reprise des provinces perdues.

Ces graves perspectives donnaient aux esprits du sérieux, au métier des armes l’au delà qui en fait la noblesse. L’officier français apparut alors tel que la décrit Alfred de Vigny, laborieux, plein d’honneur, pénétré de l’idée du devoir, bon aux hommes qu’il conduira demain au combat. Il les instruisait pour une lutte suprême, non pas seulement pour les renvoyer, leur dette payée, au champ ou à l’atelier.

Picquart fut l’un de ces officiers avec quelque chose

  1. Il était sorti de Saint-Cyr le cinquième.