Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1903, Tome 2.djvu/322

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
312
HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

lumière sera faite, où le coupable sera démasqué, que le poids de toutes ces tortures sans nom retombe sur ceux qui ont poursuivi ainsi un innocent, toute sa famille[1] ! »

S’étant ressaisi, il écrivit une longue lettre à sa femme, et encore une autre le lendemain, et, le surlendemain, une troisième. Comme par quelque instinct que ses tortures allaient redoubler, il ne s’éleva jamais plus haut, à plus de tragique éloquence, dans la revendication de son honneur :

Ce moment de faiblesse, ce détraquement de tout l’être est passé ; et, dans cette nuit sombre, je viens te dire, chère Lucie, qu’au-dessus de toutes les morts, — car quelle agonie ne connais-je pas, aussi bien celle de l’âme que celle du corps ? — il y a l’honneur, et que cet honneur, qui est notre bien propre, il nous le faut… Seulement, les forces humaines ont des limites pour nous tous.

Pendant des pages se déroule l’éternel, le déchirant leit-motiv :

Oh ! cela, je le voudrais de toute mon âme, voir, avant de succomber, l’honneur rendu au nom que portent mes chers adorés, te revoir, toi, nos enfants, heureux, jouissant d’un bonheur que tu mérites tant, ma pauvre et chère Lucie !… Oh ! voir, auprès de nos chers petits, le jour où l’honneur nous sera rendu…

Comment te faire sentir les sentiments qui sont dans mon âme : l’horreur de cette situation, de cette vie, l’horreur qui dépasse tout ce qu’on peut imaginer, tout ce que le cerveau humain peut rêver de plus dramatique ; et mon devoir qui me commande, impérieusement, pour toi et pour nos enfants, d’aller tant que je pourrai !… Un mois, maintenant, avant de te lire, avant qu’une seule parole humaine me parvienne.

  1. Cinq Années, 220, 221 ; lettres des 3, 4 et 5 septembre 1896.