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SCHEURER-KESTNER


Plusieurs convives, alsaciens, parlèrent dans le même sens. Un officier, le commandant Boyer, intervint. Il raconta qu’il avait été mêlé lui-même à l’instruction de l’affaire ; la comptabilité de Dreyfus avait été examinée, trouvée en règle ; mais cette régularité même éveilla les soupçons, et l’on découvrit que le traître possédait à Paris une maison, d’une valeur de 200.000 francs, dont il n’existait aucune trace sur ses livres. Devant ce récit, toutes les objections tombèrent. Scheurer s’en retourna avec un poids de moins sur le cœur.

Le vendredi suivant, il me raconta l’incident, non sans ironie. Voltaire, de même, après avoir reçu une lettre du maréchal de Richelieu, dit un jour au conseiller Tronchin : « Il ne faut plus se mêler de rien ; Calas était coupable[1]. » Comme Tronchin, j’exprimai un doute catégorique, tout en ajoutant que j’irais aux renseignements. Demange me dit qu’il n’avait jamais été question, au conseil de guerre, d’un pareil argument, qu’on n’aurait pas négligé d’opposer aux dénégations de son client ; Mathieu Dreyfus déclara à Bernard Lazare que son frère n’avait jamais possédé de maison, ni à Paris ni ailleurs, qu’il était facile de s’en assurer aux bureaux des hypothèques et de l’enregistrement, et que tous les livres de sa belle-sœur, tutrice légale du condamné, étaient à la disposition de Scheurer et à la mienne.

Scheurer vérifia aussitôt ces assertions, qui se trouvèrent exactes ; il courut chez le commandant Boyer qui, confus, allégua qu’il avait parlé par ouï-dire et s’était laissé entraîner[2].

  1. Gaullieur, Étrennes Nationales, III, 204, Anecdotes inédites sur Voltaire ; Raoul Allier, Voltaire et Calas, 11.
  2. 17 mai 1897. — Procès Esterhazy, 148, Scheurer-Kestner.