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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Cette décision prise, Scheurer alla dîner à l’Élysée. Dans la soirée, il prit à part la fille du Président de la République, qu’il savait intelligente et bonne : « Depuis trois jours, lui dit-il, j’ai le cœur gros, la conscience bourrelée. — Pourquoi ? — C’est une histoire atroce ; le capitaine Dreyfus est innocent. N’en parlez pas à votre père, car je ne saurais encore lui dire grand’chose, je ne suis pas libre ; mais réservez-moi votre sympathie. »

Lucie Faure fut émue, mais elle raconta la conversation à son père, pour qui elle avait un culte touchant et point de secrets. Deux jours plus tard, elle écrivit à Scheurer qu’elle l’engageait à parler lui-même au Président[1].

Occasion inespérée ; la victoire, avec un peu d’audace, Scheurer eût pu la remporter du premier coup. Félix Faure était à la veille de son voyage de Russie, et cet homme faible et vaniteux s’en promettait un éclatant triomphe : « Vous ne partirez pas avant d’avoir fait justice. » Il se serait effrayé de partir au milieu d’un immense scandale. Peut-être eût-il consenti à s’illustrer à jamais par la plus noble des réparations.

De même, les ministres et, surtout, les généraux, qui ne semblent encore suspects que d’une douloureuse erreur.

Mais Scheurer est le prisonnier de Leblois, comme Leblois l’est de Picquart, et il n’osa pas ; et, encore, il se persuadait qu’il emporterait les résistances, au jour voulu, par le seul ascendant de son autorité morale, sans violence ni menaces, confiant en lui-même, confiant dans les républicains. Jeter au chef de l’État cette sommation, l’idée même ne lui en vint pas.

Au contraire, à peine eut-il reçu la lettre de Lucie

  1. Mémoires de Scheurer. — 19 juillet 1897.