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LE SYNDICAT


fond de leur orbite, creusée comme un trou et ombragée d’épais sourcils, l’air d’un grand oiseau de proie, féroce et triste, tout disait l’intime misère de l’homme déchu.

La maladie le minait ; depuis longtemps, un seul de ses poumons fonctionnait ; il se soutenait par l’alcool, mangeait beaucoup, dévorait. Un feu intérieur le brûlait lentement.

Mais il se redressait et, d’une voix hachée, tantôt basse, tantôt douce, tantôt éclatante, agitant ses mains fines et nerveuses, ornées de bagues, tour à tour goguenard et tragique, pathétique et ordurier, toujours inquiet, il débitait son roman. Pourtant, il ne le savait pas aussi bien que le lui avait recommandé Henry ; il brouillait les épisodes et les dates, se coupait parfois, ce qui fut remarqué par quelques esprits critiques.

On l’a dit en fuite : le voici. Il est revenu ce matin même d’Angleterre, juste à temps. Il y avait mis en sûreté le document protecteur dont l’avait muni une femme inconnue, la preuve irréfutable du crime de Dreyfus, une pièce si terrible que, révélée, ce serait aussitôt la guerre. Il exhibe l’accusé de réception de Billot. « D’ordinaire, ce n’est pas un reçu qu’on envoie à celui qui détient un document secret, mais un billet de logement pour le Cherche-Midi. » Il va traîner Mathieu devant les tribunaux ou, mieux, l’assommer, le tuer comme un chien[1], et Scheurer aussi. L’officier félon, qui, pour le perdre, a documenté Scheurer de fausses pièces, s’appelle Picquart, d’origine juive. Les

  1. Les journaux l’y excitèrent : « Si j’étais le comte Esterhazy, je ne laisserais à personne autre le soin de lui casser la figure. » (Albert Rogat, Autorité du 17 novembre 1897). « Au moins faudrait-il le fouetter publiquement… Cela seulement eût été vraiment digne des Gaulois de Gaule, des Français de France. » (Jules Delahaye, Libre Parole du 18.)