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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


d’autres, on disputait. Leurs familles, leurs élèves, la famille intellectuelle, celle de Taine, celle de Pasteur étaient divisées.

Les protestataires furent accablés d’injures, nominativement dénoncés comme de mauvais Français. Ils n’en éprouvèrent de tristesse que pour ce peuple aveuglé. Ils eurent le sentiment d’être de ce petit nombre de justes qui, si souvent, à eux seuls, ont sauvé l’honneur d’un pays coupable. Une allégresse les poussait en avant : la certitude de la vérité. Ils trouvaient leur consolation des outrages dans la satisfaction du devoir rempli, leur récompense en eux-mêmes. Quiconque, plus tard, a cherché une autre récompense que d’avoir eu sa place dans une telle bataille, est indigne d’y avoir combattu ; il déchire, lui-même, la meilleure page de sa vie.

Comme les premiers pétitionnaires pour la Revision étaient des hommes de lettres et des hommes de science, on les désigna du nom d’intellectuels. Le mot traînait, depuis quelque temps, dans de petites revues littéraires ; de jeunes contempteurs de la politique se l’appliquaient pour marquer leur supériorité sur le reste des humains. Il fut repris, on ne sait par qui[1], avec une nuance marquée de dédain, celui du Sabre pour la Raison[2]. Mais les hommes qu’on désignait ainsi, acceptèrent l’étiquette avec joie, comme firent les Gueux de Hollande, et non sans un certain orgueil qui, chez

  1. Anatole France observa que c’était du mauvais français ; ce mot « voulant dire : qui appartient à l’intellect, ne peut s’appliquer qu’à une faculté de l’esprit » ; « on ne peut pas en faire une qualité des personnes ». — Le mot avait cependant été employé dans ce sens, dès 1879, par Maupassant.
  2. Christian Schefer, La Crise actuelle, 79 : « En flétrissant du nom d’intellectuels… »