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LA CRISE MORALE


d’efforts qu’il croyait infructueux, l’ouvrier avait tourné toute sa passion du mieux vers les questions sociales ; et comme partout, même dans la science, les utopies sont les précurseurs du progrès, il s’était engoué du collectivisme allemand. Les classes moyennes s’effrayèrent, opérèrent un mouvement de recul.

Cette bourgeoisie républicaine, se sentant menacée dans ses intérêts, se trouvait donc, quand l’affaire Dreyfus éclata, dans une disposition d’esprit assez fâcheuse. Tout ce qui apportait un trouble nouveau lui donnait de l’humeur. Au surplus, depuis la loi Falloux, elle n’était nullement à l’abri des influences cléricales et monacales. Depuis quelques années surtout, elle n’était point exempte d’antisémitisme.

La maladie ne s’était pas répandue seulement parmi les commerçants et les industriels, les petits rentiers et les petits boutiquiers (ceux-ci, de tout temps, hostiles aux juifs qui leur faisaient concurrence), mais encore aux professions libérales. Les microbes sortis de l’encrier de Drumont avaient empoisonné toute l’atmosphère ; tous respiraient cet air vicié.

En même temps, quelque chose de l’esprit de la Révolution s’était évaporé. Pas de bourgeois, il y a cinquante ans, qui ne fût un lecteur assidu de Voltaire. On ne le lisait plus. Flaubert, qui n’avait visé que Homais, avait atteint Voltaire. Déjà, le romantisme (qui eut pour adversaires les républicains de race) avait obscurci l’esprit français, abreuvé, jusqu’alors, aux sources claires des classiques et de l’Encyclopédie. Enfin, deux philosophes, de valeur très inégale et partis de conceptions très différentes, mais puissants l’un et l’autre, Auguste Comte et Taine, avaient porté successivement une critique destructive dans l’histoire de la Révolution, l’un qui n’avait pas cessé de l’admirer, bien qu’il lui re-