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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


droite. La droite désirait le garder au pouvoir, à son service, mais à condition qu’il fit sa politique. Les radicaux l’accusaient « d’une double domesticité : à l’égard de la haute banque israélite, et du militarisme clérical[1] ». Mais, s’ils s’effrayaient de la mobilisation triomphale des moines et des prêtres, leur grossière démagogie frémissait encore plus à l’idée de contredire la foule qui voulait que Dreyfus fût coupable. Ils hurlaient, toujours plus fort, avec elle. Pelletan (ancien élève de l’École des Chartes) écrivait : « Je suis de ceux pour qui le crime de Dreyfus semble de moins en moins douteux[2]. » Avec Goblet, il s’en allait répétant que « le procès d’Esterhazy avait été la chose la plus imprudente du monde, puisqu’aucune charge sérieuse ne s’élevait contre lui, au sujet du bordereau. »

Quelque jugement sévère qu’on porte sur Méline, il en fit toujours beaucoup moins que les radicaux n’en exigèrent de lui.

Sûr de tomber, s’il fait entendre des paroles de sagesse, Méline l’était-il de tomber utilement ? Il se croyait nécessaire à la République, surtout dans cette crise. Lui renversé, son œuvre, lente, patiente, de deux années, s’en va avec lui. Ce petit homme mince, fluet, de santé chétive, de vie rangée, très simple de goûts, tenait âprement au pouvoir. L’idée d’une erreur judiciaire possible, il ne l’admettait pas, mais il ne la repoussait point davantage. Ce n’était point son affaire, mais celle des tribunaux. Il restait froidement, obstinément, Pilate. À s’en tenir à la vérité légale, il ne charge son âme d’aucun mensonge. Il serait bien sot de ne pas la proclamer une fois de plus, mais, cette fois, avec violence, en se mettant au diapason des furieux et des plus

  1. Lanterne du 16 janvier 1898, article de Camille Pelletan.
  2. Même article.