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LE PROCÈS ZOLA

XIII

Il s’avança à la barre, d’un pas rapide, très droit dans son uniforme bleu soutaché d’or, grand, mince, souple, l’air jeune à quarante-trois ans, les yeux étroits au regard lointain, le visage fermé, l’expression un peu lasse, une certaine dureté triste qui attire les êtres sensibles, surtout quelque chose de très différent d’avec les militaires qui avaient comparu avant lui, un méditatif, un artiste.

Ce contraste seul suffisait à expliquer ce qu’on savait de lui, son conflit avec les chefs, puis avec lui-même, sa soumission, le trouble de sa conscience. Des pensées complexes ont habité ce long front ; ces mains subtiles, déliées, ne sont pas d’un sabreur, mais d’un musicien ; point communicatif, évidemment, très renfermé en lui-même, avec des cachettes impénétrables à ses amis les plus intimes, plutôt hautain, avec le sentiment exact de sa valeur intellectuelle, il a été, même aux jours de sa faveur, plus estimé qu’aimé. Toutefois, le sérieux, chez lui, ne manque pas de grâce. Il est, comme bien des gens des Marches de Lorraine, un composé. Il a enté sur la solidité germanique l’élégance française. Rien que son attitude décèle le courage tranquille. Dans l’épreuve qu’il traverse, nulle amertume apparente, nulle tentative d’exploiter l’intérêt qui naît des belles infortunes. En cela, il ressemble encore à l’autre, là-bas, dans l’île. Il acceptera l’imminente disgrâce comme un devoir. Il se sent digne de tout, mais il est capable de n’être rien. Il aimerait à rester soldat, mais il se résignera à devenir héros. Il parle avec un grand calme,