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LE JURY

Même les plus timides dénonçaient une telle « confusion des pouvoirs ». « Que devient la liberté des jurés ? » « On oppose l’armée à la nation[1]. »

Mais, comme chaque jour rapprochait la date des élections, autant en emportait le vent. L’idée de se brouiller avec les garants populaires d’Esterhazy n’était pas supportable. Tous les grands parlementaires étaient muets. Ils s’étudiaient à se faire des fronts impassibles, crainte qu’on n’y lût leurs secrètes révoltes contre tant d’abus de la force. Plutôt s’humilier que risquer d’être suspect. Dans cette Chambre souveraine, comme dans la rue livrée à la populace de Guérin, la terreur régnait, la Terreur tricolore[2].

Les faubourgs, tout le peuple des ouvriers, restaient silencieux, abandonnaient la rue aux gourdins des antijuifs, car, à eux aussi, le sabre, à demi sorti du fourreau, faisait peur, et ils se souvenaient des saignées d’autrefois ; mais ils n’en pensaient pas moins. Ils suivaient avec attention l’élargissement progressif de ce cas particulier. Nul esprit plus enclin que le leur à généraliser. L’étude, même superficielle, des systèmes socialistes leur avait donné le goût de philosopher, de remonter aux causes. Ils ne considéraient pas Esterhazy comme une exception. Puisque tous les officiers se solidarisent avec lui, c’est que toute l’institution militaire est également pourrie.

Et de l’étranger montait toujours la même rumeur, mais toujours plus forte, faite de colère et d’admiration. Que Zola soit acquitté ou condamné, la démonstration est faite : « Dreyfus, écrivit Zakrewski, ignore encore de

  1. Temps et Paix du 21 février 1898.
  2. Cette vive formule est d’Hector Depasse, dans les Droits de l’homme.