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MORT DE LEMERCIER-PICARD


ploitaient les ennemis de l’armée. L’orage qu’il sentait sur sa tête, peu à peu, il le détournait contre lui[1]. Et, comme Du Paty, par sa morgue et sa suffisance, et comblé de faveurs, avait provoqué depuis longtemps des jalousies furieuses et une sourde haine chez ces soldats qui n’étaient préoccupés que d’avancement, ils accueillirent avec empressement les propos d’Henry. Ils exécraient ceux que, d’un affreux vocable, ils appelaient les « dreyfusards » ; Du Paty était la principale victime de ces gens, plus encore qu’Esterhazy ; à ce titre, il eût dû leur être sacré. Mais l’homme, surtout le civilisé, est lâche : il ne tient pas à se compromettre, ne tend pas volontiers la main aux calomniés, à ceux que poursuit l’animadversion publique. On s’écartait de Du Paty.

Il continuait, bouffi de vanité et d’orgueil, à se roidir ; pourtant, sous son insolence apprêtée, sa misère intime crevait et quelques-uns s’en apitoyèrent. « Il a l’air d’un crucifié », disait le commandant Cuignet[2]. Mais Cuignet, s’il le plaignait, ne l’en suspectait pas moins, soufflé par Henry. Et, de même, le jeune et brillant général Gauderique Roget, lui aussi grand ami d’Henry[3], pourfendeur de juifs, beau parleur méridional, Gaudissart en épaulettes. Il dit un jour à Du Paty, en riant : « C’est vous qui êtes la femme voilée ! »

  1. Instr. Tavernier, 3 juillet 1899, Valdant ; de même, Junck, Cuignet, Gribelin, Lauth. Après lecture, par Tavernier, de ces dépositions, Du Paty déclare : « Je constate, par la multiplicité des témoignages concordants, que j’avais deviné juste (Cass., I, 445 ; II, 34 ; Instr. Tavernier, 17 juin) en attribuant à Henry la campagne de dénigrement, même auprès d’officiers que je connaissais à peine, campagne qui avait pour objectif de faire dévier sur moi l’orage qui planait sur lui. »
  2. Cass., II, 27. Cuignet.
  3. Il avoua à Rennes (I, 223) qu’il tenait d’Henry les renseignements qui le déterminèrent à suspecter Du Paty.
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