Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1904, Tome 4.djvu/14

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
10
HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


son cerveau qu’elle était un argument de plus en faveur du plan (en partie double) qu’il avait médité depuis plusieurs mois : Alléger le parti patriote d’Esterhazy, homme sans mœurs, décidément trop sale ; et coffrer le « Syndicat ».

Esterhazy, avec sa perspicacité ordinaire, avait prévu ce raisonnement de Cavaignac : « Quand j’aurai brisé Esterhazy et que je l’aurai jeté en pâture aux dreyfusards, je n’en aurai que plus d’autorité pour forcer Brisson à me laisser empoigner toute la bande[1]. »

Boisdeffre, dès qu’il eût connaissance de ce plan, regretta Billot, en tomba malade[2]. Il n’avait pas cru nécessaire d’aller, avec Cavaignac, jusqu’à l’argument suprême : le bordereau annoté[3]. Maintenant, c’était trop tard, et quelles objections faire au glacial personnage qui jouait les Saint-Just ? Impossible, après lui avoir étalé les pièces du dossier secret, d’avouer qu’elles étaient fausses et qu’il n’y avait nulle preuve contre Dreyfus. Plus impossible encore de confesser qu’on avait lié partie avec Esterhazy. Le misérable Billot avait compris à mi-mot. Cavaignac aurait tout brisé.

Ainsi l’État-Major s’était pris à son propre piège.

  1. Dessous de l’Affaire Dreyfus, 37.
  2. Cass., I, 559 ; Rennes, I, 528. Boisdeffre : « À ce moment, j’étais malade : je ne sortais pas beaucoup de chez moi, et je ne pouvais pas m’occuper de mon service. » — Cass., I, 628, Roget : « Le général de Boisdeffre était très gravement souffrant d’un anthrax dans le courant de juin 1898. »
  3. La version du bordereau annoté, sur papier fort, est exclusive de la complicité d’Esterhazy et de Dreyfus. Dans la première version, c’est Esterhazy qui a écrit le bordereau sous la dictée de Sandherr, qui a copié sur papier pelure l’original qu’il va falloir rendre à Munster. (Voir t. II, 580.) Dans le système de Cavaignac, c’est Dreyfus qui dicte à Esterhazy le bordereau en lui remettant les documents. Dans la première version, Esterhazy est un agent de l’État-Major ; dans la seconde, il est le complice de Dreyfus.