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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


blique. Une monarchie qui a fait corps avec la nation durant des siècles, puis la plus tourmentée des républiques, une république avec des habitudes monarchiques et, dans les veines, le virus césarien. Le génie d’un peuple catholique n’est pas celui d’un peuple protestant, l’âme espagnole n’est pas l’âme anglaise, ou l’âme scandinave. Et la France est un pays catholique, l’un des berceaux de la Réforme, et la patrie de Voltaire, l’homme le plus divers qui fut jamais.

Et, comme si ce n’était pas assez de tous ces contrastes, les plus beaux élans vers la justice qui soient dans les annales du monde sont partis de France, et le Français n’a pas le sens de la loi ; le Français se défie de l’étranger, et la France ne travaille, ne peine, ne lutte jamais pour elle seule, mais pour le genre humain.

Autre fait : nul pays plus sonore. La France parle devant une paroi de bronze ou de granit qui répercute en échos sans fin tout ce qu’elle dit. Un cri de liberté poussé à Londres ne franchit pas le détroit : le même cri, poussé à Paris, ébranle la terre. Une iniquité commise à Berlin ou à Rome afflige quelques consciences allemandes ou italiennes : la même iniquité, si elle est commise à Paris, désole la conscience universelle. Pourquoi ? C’est ainsi. Plus d’un innocent est mort dans les bagnes russes ou dans les forteresses prussiennes ; on sait à peine leurs noms : Calas et Dreyfus ont été les hommes de l’humanité tout entière.

On dit : « L’innocence de Calas, celle de Dreyfus, le monde les a reconnues avant la France. » Cela est vrai. Il est facile, en effet, pour le spectateur de voir le piège où va choir l’acteur ; le difficile, c’est, étant l’acteur, au milieu des passions qui obscurcissent la vue et font la nuit, de ne pas tomber au piège. Or, la France a glissé jusqu’à l’abîme ; elle n’y est point tombée. C’est un