Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1905, Tome 5.djvu/172

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
162
HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


c’était le seul qui fut en mesure de faire aboutir un ministère d’énergie et qu’il se mettrait à sa disposition pour un poste quelconque. Il alla ensuite lui porter cette déclaration, sans fausse modestie et avec le désir d’autant plus sincère d’être de la bataille qu’il se savait soupçonné de la fuir (16 juin).

Dans la conversation que j’eus avec Waldeck-Rousseau, le lendemain de cette visite de Poincaré, j’ouvris l’avis, qui était également celui de Clemenceau et de Ranc, que la gravité de la situation imposait de faire appel à toutes les fractions du parti républicain, des plus modérés aux plus avancés, et, par conséquent, d’offrir un portefeuille au chef des socialistes parlementaires qui était Millerand. Mon duel avec lui, en décembre 1897[1], n’ayant pas été suivi de réconciliation, ce n’était pas l’amitié qui me faisait prononcer son nom, mais l’estime que j’avais de son talent et des qualités d’homme de gouvernement qu’il avait développées, là où il est le plus difficile de les manifester, dans une crise violente et à la tête d’un parti jeune et passionné.

Quelles que fussent la valeur oratoire et l’intelligence politique de Millerand, cependant elles n’auraient pas suffi à justifier qu’il devînt ministre, s’il n’avait été qu’une brillante exception dans son parti. Au contraire, il en était le type le plus représentatif, à ce moment précis de l’évolution socialiste où le gros du parti devenait politique et pratique, ne renonçait pas encore à l’impossible, qui est la source et le mobile du progrès, mais s’attachait au possible et le préférait. La nouveauté, l’extraordinaire des derniers événements avait singulièrement aidé à cette transformation d’un parti révolutionnaire en un parti gouvernemental. La guerre

  1. Voir t. III, 145.