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RENNES


lors de sa visite ; je lui avais dit : « Dites au Ministre que je ne suis pas coupable[1]. »

Jouaust, visiblement remué, sous le choc direct de la vérité, n’osa pas prononcer le mot d’aveux, qui eût sonné comme une fausse note ; il demanda seulement, parce que c’était sur son projet d’interrogatoire, quelle avait été la pensée ou « l’arrière-pensée » de Dreyfus, quand il avait dit que son innocence serait reconnue dans trois ans : « Pourquoi ce chiffre ? un innocent doit désirer que son innocence soit reconnue le plus tôt possible. » Sur quoi, Dreyfus expliqua posément que Du Paty lui avait signifié l’impossibilité où l’on était d’employer « tous les moyens d’investigation pour faire immédiatement la lumière », et que, dès lors, « il ne pouvait pas espérer » que son innocence fût établie avant quelques années.

Ainsi Dreyfus apporta dans son interrogatoire la même fierté stoïque et simple que dans tous les actes de sa vie, mais cela encore ne fut compris que de quelques-uns qui avaient de l’officier français le même idéal que lui et savaient que la vraie innocence répugne aux tirades et aux tréteaux ; ceux-là redoublèrent en conséquence d’estime pour cet homme qui, après avoir épuisé les souffrances, jetait un voile sur ses blessures, ne revendiquait que son honneur et ne faisait appel qu’à la conscience, à la seule force de la vérité et à la raison. C’était, d’autre part, inévitable que, dans un pays où domine l’esthétique du théâtre, et dans cette affaire où tout, depuis deux ans, avait l’allure du drame, l’impuissance de Dreyfus à s’extérioriser et son absence de rayon lui causeraient un nouveau tort. Les antisémites et les « patriotes » ne se tinrent pas de joie que

  1. Rennes, I, 40, Dreyfus.