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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


Ainsi, avant-hier, pendant que nous attendions les nouvelles de Rennes, il pronostiquait la condamnation : « Il le faut, ce sera plus beau. » Eh bien, non : les hommes en chair et en os, ce ne sont pas des marionnettes de théâtre ou des pions en ivoire ou en bois sur un échiquier, surtout ceux dont on se plaît à raconter le martyre en style dantesque, en des phrases bien faites qui font crever les yeux pleins de larmes. Taisez-vous, ne troublez pas mes nuits avec ces cauchemars, ou bien convenez que l’humanité, la pitié, la bonté, ce ne sont pas simplement des mots. »

Cette lutte de Mathieu contre lui-même était poignante. N’en pouvant plus, il se laissa tomber sur un banc du jardin et toute sa détresse éclata.

Enfin, Millerand nous rappelle ; Clemenceau et Jaurès viennent d’arriver avec du renfort, pensent-ils, leur ami Gérault-Richard.

Ce fut Clemenceau qui soutint, contre Millerand et contre moi, presque tout le poids de la discussion, une heure durant, avec une force de dialectique et des emportements incroyables, « naturellement féroce », comme dit Saint-Simon de Barbézieux, mais si merveilleusement habile à jongler avec les principes qu’on avait beau le connaître dans le tréfonds, il vous faisait passer le frisson des vérités impitoyables et éternelles. Quand, fonçant sur moi, il me reprochait de faire dévier dans les sables la plus grande affaire du siècle, je lui ripostais que son hautain idéalisme n’était qu’une façade, puisqu’il ne proposait d’autre solution que la continuation indéfinie des polémiques et des discordes, en attendant qu’on découvrît, un jour ou l’autre, le fait nouveau qui permettrait de rentrer dans la vérité par la loi ; mais toute l’amertume de la grâce, après cette soif ardente de justice qui m’avait dévoré bien