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LA GRÂCE

V

Mathieu prit le train du soir, arriva à l’aube, courut chez son frère qui ne s’attendait à rien de tel et qui résista longtemps. Il s’était, si l’on peut dire, « dématérialisé », avait conscience d’être devenu un symbole. Il eût voulu le rester. L’idée qu’il aurait l’air, que la mauvaise foi lui reprocherait d’avoir demandé grâce, lui fut odieuse. En 1894, il eût pu faire annuler sa première condamnation en se pourvoyant contre la fausse qualification du crime dont il était faussement accusé. Ce n’était pas de haute trahison, mais d’espionnage qu’il eût fallu l’inculper. Il s’était refusé alors à soulever ce moyen, avait préféré l’île du Diable. Mathieu, pendant plus d’une heure, reprit les arguments que Millerand et moi nous avions fait valoir contre Jaurès et Clemenceau et contre lui-même. Enfin il céda, succomba à la pensée de sa femme et de ses enfants, signa le retrait de son pourvoi, sur l’assurance que c’était avec l’assentiment de ses principaux défenseurs. Mathieu téléphona aussitôt à Millerand (12 septembre).

Mais ils avaient compté sans Loubet. Après que Galliffet eut proposé lui-même, avec beaucoup de force, la grâce immédiate de Dreyfus, et que tous les ministres se furent prononcés dans le même sens, Loubet dit qu’il y consentait de grand cœur, toutefois qu’il serait politique d’attendre à la semaine suivante, quand l’opinion et l’armée y auraient été préparées, et après la réunion de la Haute Cour, le 18. Elle était, en effet, convoquée à cette date pour entendre les réquisitions du