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LE BORDEREAU ANNOTÉ


Il lui fallut entendre d’abord l’éternel réquisitoire de Labori, appuyé tout le temps par Picquart, contre tout ce qui s’était passé à Rennes, les interventions souterraines de Waldeck-Rousseau, la pitoyable méthode défensive de Demange et les complaisances de Mathieu pour toutes ces faiblesses. Malgré la dure leçon des faits, Dreyfus et son frère ont continué à pratiquer la même tactique hésitante, qui ne peut conduire qu’à la défaite, et ainsi ils ont leur large part de responsabilité dans le vote de l’abominable amnistie. Si Dreyfus veut persévérer dans les mêmes errements, il en est libre, mais qu’il ne compte plus sur le concours de Labori et de Picquart. S’il veut, au contraire, se décider à une offensive vigoureuse et de tous les instants, qu’il donne à Picquart et à Labori, à l’exclusion de tous autres, la direction de l’Affaire ; Mathieu surtout devra renoncer à s’en occuper.

Dreyfus n’avait plus beaucoup d’illusions sur Labori ; dès Rennes, à l’une de leurs premières rencontres dans sa cellule, il s’était inquiété de cette nature violemment personnelle[1]. Mais il avait le culte de Picquart. Il sentit quelque chose se briser en lui, quand il le vit se joindre à Labori pour incriminer Mathieu, l’inviter à exiler de son affaire le frère héroïque qui, depuis tant d’années, ne vivait que pour lui et avait forcé jusqu’à l’estime de ses adversaires.

Il se roidit, comme il avait fait dans toutes les circonstances tragiques ou cruelles de sa vie. Sans oublier un instant quels égards il devait à ses interrogateurs, il leur répliqua avec une fermeté d’accent qui les surprit. Comment Labori, comment Picquart peuvent-ils lui demander de faire à son frère une pareille injure ? Il

  1. Voir t. V, 212.