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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


extraordinaire, on la voulait plus extraordinaire encore ; il n’y avait que les explications compliquées qui séduisissent ; on ajoutait au drame ; les choses claires, simples, brutales, on les faisait mystérieuses et confuses. Quand s’évanouissaient, s’en allaient en fumée les « dames voilées » et les « Syndicats de trahison », c’étaient les partisans de Dreyfus qui inventaient des assassins masqués, Henry assassin de Lemercier-Picard, Gonse assassin d’Henry, Mercier assassin de Labori. Maintenant, Baudouin, Mornard lui-même, imaginaient Esterhazy contre-espion avec Henry ou porte-plume de Sandherr, ou acceptaient que Sandherr, tout en restant « honnête homme[1] », eût été l’auteur principal d’une machination de mélodrame. Pour résister à la tentation, il fallait, comme Ulysse au mât, s’attacher aux faits.

C’est ce que fit Moras[2]. Il déblaye d’abord le terrain des hypothèses de Mornard et de Baudouin, sans autres assises que le dernier roman d’Esterhazy, la dernière invention, en contradiction avec ses précédentes menteries, du misérable aux abois et, aussi, à l’abri ; puis il revient à l’interprétation simple, celle qui résulte de tous les faits et de tous les témoignages autres que celui du traître lui-même, à la vieille question également simple : « L’envoi du bordereau constitue en soi un crime ; est-il prouvé que Dreyfus en soit l’auteur ? » Car tout le procès est là ; l’unique charge du début est redevenue, de l’aveu même de Mercier, l’unique charge de la fin. Aussi bien n’est-ce point l’affaire de Dreyfus que le rapporteur a charge d’élucider, mais le cas de Dreyfus, l’aventure de l’homme à travers tant d’événe-

  1. Revision I, 394, Baudouin.
  2. 18 à 22 juin 1906. — Revision, I, 5 à 368.