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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


toute poursuite impossible, mais abolissait le fait lui-même, en effaçait toute trace, faisait défense à toute juridiction, disciplinaire ou pénale, d’en rechercher l’auteur. La jurisprudence du Conseil d’État était formelle[1].

Il y avait une singulière puissance dans l’éloquence de Pressensé. Il parlait les yeux mi-clos, comme dans un rêve, d’une voix monotone, disait, du même ton calme, des choses indifférentes et « des choses terribles[2] » ; les phrases, longues, lourdes, épaisses, se succédaient comme les morceaux d’une grosse étoffe qui se déroule mécaniquement ; il avait l’air de réciter, quand il improvisait, et pourtant il prenait, tenait son auditoire, s’imposait, contraignait les plus récalcitrants à l’écouter, à le suivre, à le subir, à aller avec lui jusqu’au bout de sa pensée, souvent violente, parfois fausse, mais toujours forte, robuste, profondément honnête. Après s’être égaré dans le mysticisme chrétien, il avait passé au socialisme, comme on change de religion, toujours absolu dans ses variations, incapable des basses compromissions pour le pouvoir et ses jouissances.

Son discours, après celui de Cochin, l’évocation des grands morts qui avaient été les bons ouvriers de l’œuvre enfin achevée, avaient lutté « contre une opinion presque unanime » et étaient tombés, avant l’heure, sur le chemin ; puis l’évocation des grands crimes, des grandes lâchetés, « des tête à tête de Mercier avec lui-même », en proie « à l’enfer intérieur » ; enfin l’évocation de ce qu’aurait dû être la justice dans l’Affaire, une grande leçon d’égalité devant la loi, frappant les puissants,

  1. Discours de Sarrien. (Voir p. 495.)
  2. Ernest-Charles, dans Gil Blas du 3 octobre 1904.