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L’ENQUÊTE


cette différence que les chairs des suppliciés d’autrefois s’étaient cicatrisées pendant ces entr’actes, tandis que la blessure s’était avivée dans l’âme de son prisonnier, en proie au mystère qui continuait son œuvre, à l’énigme indéchiffrable.

Pendant les jours sans fin et les nuits éternelles, il retournait les lambeaux de phrases qu’il avait arrachés à son bourreau : « Haute trahison, plusieurs documents de son écriture, ambassade d’Allemagne, attaché militaire prussien. » Il comprenait de moins en moins, s’égarait sans cesse dans de nouvelles imaginations, conservant assez de raison pour les abandonner, l’une après l’autre, comme déraisonnables, mais plus désespéré et plus brisé après chaque nouvelle tentative.

Le tourmenteur, du premier coup, avait réalisé, d’une science raffinée, toute la puissance du supplice ; l’encre, le papier, une plume, ces pauvres instruments matériels de la pensée, eussent permis au misérable de fixer ses idées. Une instruction formelle avait interdit de lui en laisser. Et pas un livre !

Oui, le livre lui-même, le livre, dont le secours et le baume consolateur ne manquent pas à l’assassin, au condamné à mort ; le livre qui, récit de voyage ou roman, emporte, pour une heure, le prisonnier, loin de sa misère ou de son crime, vers le ciel bleu des pays lointains ou du rêve, fait tomber les murs du cachot et donne l’illusion de la liberté ; le livre qui soulage ou distrait toute douleur ; le livre, cette chose sacrée, est refusé à cette autre chose sacrée, ce malheureux. Pendant les sept semaines de cette première étape de sa captivité, Dreyfus restera en tête-à-tête avec lui-même, seul, « muré vivant[1] » dans l’in pace.

  1. Forzinetti, dans le Figaro du 21 novembre 1897.