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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


des lentes gradations, presque insensibles. Famille d’industriels alsaciens, « d’origine badoise, dit-on », — elle était de Rixheim (Haut-Rhin)[1] — très riche. Dreyfus s’est marié dans une famille qui ne l’est pas moins. « Le ménage dispose de 26 à 30.000 francs de revenu ; il est ordonné, et mène un train de vie apparent proportionné à ses ressources. » Tout un système est dans ce seul mot, le système que Du Paty développe dans ses entretiens quotidiens : la vie double de Dreyfus, régulière en apparence, pleine de mystère en dessous. « Intelligent, doué d’une mémoire remarquable, tenace, avec le sentiment de sa valeur, ambitieux. » Chaque mot, juste en soi, est à sa place, bien calculé.

« Il concourt pour l’École de guerre ; il est admis et vise la première place. Un déboire cruel l’attendait à la sortie. Du premier rang rêvé, du troisième assuré dans son esprit, le capitaine Dreyfus est rejeté au neuvième. La blessure fut profonde, cruelle ; elle saigne encore, elle est incurable. Mme Dreyfus m’a dit, en présence de M. Gribelin, que son mari avait été malade de cette déception, qu’il en a eu des cauchemars, et qu’il en souffre toujours. « C’est bien la peine, disait-il, de travailler dans cette armée où, quoi qu’on fasse, on n’arrive pas selon son mérite ! » Lui-même parlait de ce qu’il appelait une infamie. »

Et voilà l’image évoquée de Coriolan. Pourquoi cet officier riche, instruit, ambitieux, est-il devenu un traître ? Le bouillon de culture du crime, c’est cette ambition déçue.

Du Paty atténue d’un mot, puis d’un autre jette le germe d’un nouveau mensonge : « Quoiqu’il en soit, le

  1. Rixheim, dès le commencement du xviiie siècle, était habité par beaucoup de juifs. L’arrière-grand-père de Dreyfus y était né.