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ne l’a jamais été. Vieux comme la guerre de Troie, le contre-espionnage n’était pas breveté au seul profit de Miribel. Le général de Schlieffen savait, lui aussi, le pratiquer. Sandherr raillait les Allemands ; c’étaient peut-être les Allemands qui s’amusaient de lui.

Le contre-espionnage, démesurément développé, avait encore un double vice. Il donnait à des officiers l’habitude des faux, et tentait certains agents d’étendre, cette fois pour leur propre compte, leurs opérations. Le métier est profitable, puisque le provocateur mange à deux râteliers, payé par l’employeur qu’il sert et par celui qu’il trompe, mais il est si ignoble que les derniers restes de la conscience ont vite fait d’y sombrer. Si l’agent croit devenir suspect à son correspondant, s’il craint de s’être brûlé en livrant trop de documents truqués, il en livre de vrais pour ressaisir la confiance qui échappe. Il lui suffira parfois d’avoir pris goût au trafic pour glisser du contre-espionnage à l’espionnage. Il est, par son emploi même, en mesure de connaître certains secrets ; bien sot de n’en pas tirer profit. L’argent escroqué à l’étranger cesse alors d’être de l’argent volé ; il devient le prix d’une véritable trahison.

Tel fut le cas d’un sous-agent de Lajoux qui offrit des documents authentiques au successeur de Guers à Bruxelles. Lajoux fut rappelé en toute hâte de Varsovie, invité à ramener le misérable à Paris ; « en cas de refus, dit-il, à aller jusqu’à la boulette[1]». Cuers avait été éloigné de Bruxelles, mais restait au service, sans disgrâce. Lajoux venait de passer quinze jours à Berlin, avant d’aller en Russie, fréquentant le bureau de l’espionnage allemand, le fameux Thiergarten[2].

  1. L’espionnage franco-allemand, ch. III.
  2. Le bureau des renseignements, à Berlin, est ainsi appelé du voisinage du parc de ce nom, Jardin des bêtes.