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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


dont est faite la vie d’un forçat ou d’un prisonnier. Dreyfus, d’une nature fière et délicate, en souffrit, brisé à la fois dans son corps et dans son âme. Mais il resta stoïque, supportant sans une plainte les douleurs physiques.

Seule, la douleur morale lui arrachait des cris de désespoir ou de colère : « Ah ! la lâcheté humaine, j’en ai mesuré l’étendue dans ces jours tristes et sombres !… Jamais, vois-tu, deux infortunés n’ont souffert comme nous. Nuit et jour, je pense à ce mot accolé à mon nom. Il n’y a plus qu’un point fixe dans ma mémoire : l’espoir de connaître un jour la vérité, de voir mon innocence reconnue et proclamée… Je suis bien las de souffrir. »

Mais cet aveu de ses souffrances, il ne le fait qu’à sa femme. Il se roidit devant les hommes, ses geôliers. « La nuit dernière, quand je pensais à toute ma vie passée, à tout ce que j’ai peiné, travaillé, des sanglots m’ont saisi à la gorge ; il me semblait que mon cœur se déchirait, et j’ai dû, pour que les gardiens ne m’entendissent pas, tant j’étais honteux, de ma faiblesse, étouffer mes pleurs sous mes couvertures. »

Et encore : « Entre le courage qui fait affronter le danger, quel qu’il soit, et le courage qui permet de supporter sans faiblesse les pires outrages, le mépris et la honte, il y a une grande différence. Je n’ai jamais baissé la tête, crois le bien ; ma conscience ne me le permettrait pas. J’ai le droit de regarder tout le monde en face. Mais tout le monde ne peut pas descendre dans mon âme ! »

Ce qu’il redoute surtout du voyage qui lui reste à faire avant d’arriver au lieu de sa déportation, ce ne sont pas les épouvantables conditions de la traversée, c’est de se trouver, pendant tout ce temps, « en face de marins, d’officiers de marine, c’est-à-dire d’hon-