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Sandherr, qui, parfois, regarde fixement Henry. Détruire la lettre, c’est avouer autre chose qu’une indigne amitié.

À la réflexion, que risque Henry à porter la lettre à Sandherr ? Déjà, ce fait seul le couvre. Des recherches seront ordonnées au ministère de la Guerre ; puisqu’Esterhazy ne fait pas partie de l’État-Major, elles seront vaines. Après quelques jours d’émoi, dans l’impossibilité de trouver le coupable au ministère, la lettre sera classée, ira rejoindre, sous la garde d’Henry, dans l’hypogée des archives, tant d’autres papiers inutiles.

Donc, Henry ne la détruit pas ; seulement, cette lettre intacte, il la déchire pour faire croire aux initiés vulgaires qu’elle vient du cornet[1]. Il attend le prochain butin de la ramasseuse ; alors, ayant recollé la lettre, il la présentera avec d’autres pièces, qui, vraiment, sortent des paquets de la Bastian. Il informera les grands chefs, s’il est nécessaire, du coup d’audace de Brücker et de l’ingénieux procédé qu’il a trouvé lui-même pour masquer l’inavouable vol. L’enveloppe a disparu. La version officielle sera que le bordereau, déchiré en morceaux, « en menus morceaux »[2], est venu par la voie ordinaire. Version mensongère, puisque le bordereau avait été intercepté avant d’arriver à destina-

  1. Ou il eut la tentation de la détruire, commença à la déchirer d’un coup sec, et s’arrêta, ayant réfléchi. — Un journaliste anglais, Rowland Strong, déposa (Cass., I, 746) qu’Esterhazy lui dit « qu’Henry avait déchiré ou fait déchirer le bordereau pour lui donner plus de vraisemblance ». — Même déclaration d’Esterhazy à un rédacteur du Matin, Serge Basset, qui en déposa à Rennes (III, 386). L’article contenant cette déclaration parut dans le Matin du 18 juillet 1899 (Rennes, III, 773).
  2. Rennes, I, 267, Roget ; Cass., I, 28, Cavaignac ; I, 239, Gonse. — Cependant, Gonse n’affirme pas de façon absolue : « Il a dû arriver en morceaux. »
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