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ABANDONNÉE

— Dites immense ! cette mort me laisse si seul !… En attendant mon retour, je vais faire déposer la pauvre mère, qui, elle, ne reverra plus son enfant, dans notre tombeau de famille. Son dernier vœu ne peut être exécuté, si notre Mireille n’a pas péri dans le Gave.

Quelques heures plus tard, la funèbre cérémonie s’accomplissait, au milieu d’une grande affluence d’amis sympathisant avec le chagrin du mari et la joie du père qui allait peut-être revoir son enfant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans le wagon qui l’emportait vers cette petite ville de Kerentrech où allaient toutes ses espérances, le comte réfléchissait à cette étrange histoire d’enlèvement… Il déplorait amèrement de n’y avoir pas songé lors de la disparition de Mireille.

Si, au lieu de sonder ce Gave, on avait cherché aux environs, peut-être aurait-on pu retrouver le ravisseur.

Le panier à demi plein près de la fleur brisée, ce chapeau flottant à la branche du saule, avaient sans doute été déposés au bord de la rivière pour dépister les recherches. Et ce qu’avait prévu le malfaiteur était arrivé : on avait cru l’enfant noyée, et on lui avait laissé le temps de disparaître avec sa proie.

Quelle amertume dans ces pensées !

Puis, soudain, un autre point douloureux se dressa devant ce pauvre cerveau troublé par tant d’événements tragiques.

Qui lui disait que cette petite fille au collier d’or était la sienne ?

Si Mireille était vraiment tombée dans la rivière, n’avait-on pas pu la recueillir morte sur une des rives et lui enlever ce bijou pour le passer au cou d’une autre ?

Alors le doute odieux ravagea cette âme meurtrie, et la fit passer encore par toutes les angoisses.

À l’âge de trois ans, Mireille lui ressemblait étrangement, mais les traits changent avec le temps. Retrouverait-il encore cette ressemblance qui lui ferait ouvrir ses bras à la petite inconnue ?

Le doute planait maintenant sur lui ; comment pourrait-il le dissiper avant de terminer cette longue route ?

La nuit venait. Resterait-il tout seul dans ce compartiment avec cette nouvelle blessure au cœur ? Il souffrait cruellement dans cette solitude, où ne passait plus le regard énergique et réconfortant du docteur ni le doux sourire de sa femme.

— Inspire-moi, Marie ! murmurait-il. Dis-moi, ô bien-aimée, à quels signes je reconnaîtrai notre enfant ?

À ces mots, ses yeux s’illuminèrent.

Un signe ?

Mireille en avait un sur l’épaule gauche, un grand signe noir, aussi large qu’un grain de raisin. Souvent sa mère l’embrassait en riant, et disait :

— Si jamais je te perdais, ma Mireille, je te reconnaîtrais entre toutes après des années et des années, grâce à ce signe !

Et plus calme, maintenant que la chère morte l’avait inspiré, le comte murmura :

— Merci !…



TROISIÈME PARTIE

RÉUNIS

CHAPITRE PREMIER

LA PREMIÈRE ENTREVUE


Qu’il faisait bon par cette maussade journée d’automne, dans ce petit salon familier où se plaisaient Mlles de Montscorff !

Un grand feu de branches brillait dans l’âtre, en jetant de belles flammes d’or, traversées par des flammèches d’azur. Des gerbes de chrysanthèmes semaient leur note vive et gaie dans toutes les jardinières, et un léger parfum de violettes prouvait que le petit vase préféré posé à l’angle de la cheminée en contenait une jolie touffe.

Un rayon de soleil perçant les nuées noires de novembre vint illuminer la table placée dans l’embrasure d’une des profondes fenêtres, où se penchaient les travailleuses qui s’étaient réunies pour achever certains vêtements destinés aux pauvres. La froide saison allait commencer, il fallait se hâter pour ne pas laisser souffrir les enfants et les vieux.

Mlle Irène tenait en ses mains longues et fines un bas de laine qu’elle tricotait pour un vieillard. Paule enseignait à Mireille un point de crochet pour terminer la petite camisole d’un nouveau-né ; Yvonne Le Thiennec, la gouvernante, cousait activement, ainsi que la gentille receveuse de Cléguer, Alice Rindon, qui avait profité d’un moment de répit à son bureau pour apporter son aide à ses amies.

La petite fille était ravissante de santé et de gaieté. Dans cette toilette blanche qui était sa parure favorite — Paule instinctivement l’habillait toujours de robes de cette nuance, — elle avait un charme infini, avec ses longues boucles brunes aux teintes chaudes et ses beaux yeux noirs si lumineux, maintenant que l’anémie avait été vaincue.

S’absorbant dans sa tâche, elle sut bientôt faire le point que Mlle de Montscorff lui montrait avec une patience vraiment maternelle.

— Tu as très bien compris, et cela ira tout seul, lui dit sa mère adoptive avec un sourire. Mais il ne faut pas t’appliquer outre mesure, tu termineras cette camisole demain. Prends ta poupée, chérie, et amuse-toi, tu l’as bien mérité.

Mireille secoua sa tête mutine.

— Je voudrais l’achever auparavant, fit-elle ; tante Irène dit que l’hiver sera rude cette année, alors il faut nous presser afin que personne n’ait froid autour de nous.

Tout attendrie, Paule baisa le front pur qui s’attristait en pensant aux misères des autres, puis regarda sa sœur et leurs compagnes, une joie dans les yeux :

— C’est bien, petite Mireille, tu as un bon cœur, lui dit Alice ; ton ange gardien sera content de toi ; ce soir, il étendra, radieux, ses ailes soyeuses sur ta couche.

— Et sur la vôtre aussi votre ange veillera, Mademoiselle Alice, dit l’enfant d’un air sérieux, car vous n’hésitez pas à venir nous rejoindre